Dante Fiasco – L’intention qui compte les billets de banque

 

 

 

J’ai récemment eu vent de cet auteur de polars,

le type de polars qu’on lit à la plage ou dans les transports en commun,

ceux qu’on nomme avec toujours un peu de mépris

romans de gare.

Cet auteur donc se nomme James Patterson

et d’après l’article que j’ai lu,

il est l’auteur le plus riche du monde,

on parle de 95 millions de dollars en 2016.

Jusque là rien de très étonnant

puisqu’il faut bien un auteur le plus riche du monde,

si ce n’était la chose suivante ;

James Patterson emploie une vingtaine d’auteurs

afin d’écrire ses propres romans.

J’entends déjà les cris d’indignation :

comment, mais ce n’est donc pas un vrai écrivain !

En fait ce n’est pas mon propos, pas du tout.

Je n’ai rien contre l’idée en soi

d’une littérature à la chaîne et/ou collaborative

dans laquelle plusieurs auteurs seraient à l’ouvrage

pour produire un bout de littérature.

Je pense par exemple

au collectif italien Luther Blissett et son Q

(L’oeil de Caraffa dans la version française

traduite par Serge Quadruppani)

et son extension, le collectif Wu Ming

dont le nom peut aussi bien signifier

Anonyme que Cinq personnes

(en l’occurrence, ils sont cinq et anonymes)

selon la prononciation et qui a déjà produit

un certain nombre de romans.

Dans le genre écrire sans écrire

on pense aussi au poète américain

et fondateur d’Ubuweb Kenneth Goldsmith

qui a fait de l’incréativité une pratique créative

au moyen du plagiat assumé,

de la copie systématique,

de la retranscription scrupuleuse,

mais qui ne rechigne jamais à théoriser

son incréativité artistique et littéraire.

 

On dit souvent

c’est l’intention qui compte

pour rassurer celui qui aura échoué

en lui signifiant que la tentative est plus importante

que le résultat :

C’est rien Benoît,

tu feras mieux la prochaine fois,

l’important c’est de PAR-TI-CI-PER

(variante)

ou

Ah, je suis allergique mais c’est gentil d’avoir pensé à moi

(c’est donc, l’intention qui compte)

Je crois pour ma part

que cette expression

toute casuistique

mérite d’être comprise un peu différemment.

M’est avis que la formule en question

peut tout à fait signifier que c’est le mobile

à l’origine de l’acte

(et pas le simple fait d’avoir tenté quelque chose)

qui détermine non pas sa valeur

mais le paradigme dans lequel il s’inscrit.

Il ne s’agit pas de savoir

si la pureté de l’intention excuse la faute,

il n’y a pas de faute en soi,

la faute ne le devient qu’au regard du mobile.

Deux actes similaires

peuvent relever de deux mobiles qui divergent.

Et peu importe le résultat.

 

Ce qu’on peut légitimement reprocher à Patterson

(selon le système de valeurs dans lequel on se place),

ce n’est pas de produire des romans dits de gare,

ce n’est pas non plus d’employer des écrivains

pour rédiger son œuvre,

c’est de le faire dans le but assumé

de produire toujours plus, plus vite,

et gagner plus d’argent,

de pognon,

de blé,

de flouze,

de thunes.

Ce qu’on peut reprocher à Patterson

c’est d’user des moyens modernes de production capitalistes

pour faire des romans ouvertement kitsch

en ce qu’ils sont du plus large lieu commun,

un art du bonheur à l’usage du plus grand nombre

(la formule est de Jouannais)

là ou Goldsmith s’inscrit dans un questionnement

de l’acte créatif dont il voudrait se purifier.

 

D’ailleurs Patterson ne revendique rien,

il ne se prend pas pour un littérateur

et on serait tenté de lui en rendre grâce,

mais à dire vrai, pourquoi le ferait-il ?

Le PDG d’IKEA ne se prend pas pour un ébéniste.

L’un comme l’autre n’ont rien à revendiquer

(Mis à part un chiffre d’affaire)

parce qu’ils sont le plus éloigné possible

de ce qu’ils dirigent.

Le PDG d’Ikea pourrait tout aussi bien être celui d’Auchan

ou d’Amazon.

Patterson est de ce bois là,

il le sait,

son nom est une griffe pour des romans

dont les auteurs sont totalement séparés

en tant que travailleurs,

p(r)o(l)étaires.

Il donne des orientations,

établit des projets,

peaufine sa communication,

développe son marketing ;

dernier coup en date : The President is Missing

(parution en 2018),

un roman coécrit avec un collaborateur de marque,

Bill Clinton, qui n’hésite pas à dire

Travailler avec Jim a été sensationnel, je suis fan de longue date.

Plus qu’une œuvre,

Patterson est à la tête d’une start-up bien huilée

qui lui permet de vivre dans une luxueuse villa de Palm Beach – Floride,

dont il ouvre volontiers les portes

aux journalistes et photographes.

Plus spectaculaire encore

la parution en avant première

d’une copie unique de Private Vegas en 2015

vendue plus de 250 000 euros,

copie destinée à s’autodétruire après 24 heure

sous l’encadrement d’une équipe de démineurs.

Cocktail façon Hollywood – Jason Statham – du chiffre et des lettres

ou le portrait de l’artiste en parc d’attraction.

 

Reste cette question.

Sur ses ouvriers

nous ne savons rien.

Leurs noms ne figurent nulle part

sur la centaine de couvertures qu’aura engendré Patterson,

pas plus que dans les remerciements,

mais alors qui sont-ils ?

quelle est l’ordre de leur rémunération ?

ou vivent-ils ?

À Palm Beach également ?

Dans le sous-sol de Patterson ?

Voila enfin une enquête

digne de ce nom pour Alex Cross,

le héros de papier qui fait depuis plus de vingt ans

la gloire de l’écrivain sans écrire

le plus riche du monde.