J’aime bien être portée. Pas trans-portée ; mais portée ça oui j’aime bien, portée dans les airs, soulevée, soutenue contre un mur, j’aime. Mais comme je fais soixante-treize kilos (suivant les balances) pour un mètre soixante-six, il n’y a pas beaucoup d’hommes qui peuvent facilement me porter sans avoir une veine sur le front qui gonfle et menace d’éclater et les bras qui tremblent avant de renoncer en grognant Je suis désolé. Il faut un gros balaise pour soulever soixante-et-onze (les bons jours) kilos d’une chair féminine qui n’est plus aussi ferme qu’au temps de sa jeunesse, quand elle avait vingt ans. Or je n’aime pas les gros balaises. Mes frères sont tous des gros balaises et j’ai découvert (par la manière dure) que dans l’existence il faut éviter les hommes qui ressemblent à nos frères, surtout quand on a six frères, car ce n’est pas sain ; j’ai été mariée cinq ans avec un gros balaise, ce que je ne regrette pas entièrement car de cette union m’est venu mon fils qui est comme ma prunelle, mais ce gros balaise de mari que j’ai eu, en soi, en lui-même, indépendamment de son aide dans les affaires de conception, est quand même une des pires choses arrivées dans ma vie ; et il ne me portait même pas, lui, alors qu’il aurait pu, vu ses bras, il refusait toujours de me porter sous le prétexte qu’il était fatigué (et il l’était tout le temps ; et à l’époque pourtant j’étais moins grosse qu’aujourd’hui). Il préférait fumer dans le salon, ne pas chercher du travail et ne pas me porter. Moi ce que j’aime donc c’est les grands maigres. Mais le problème des grands maigres est qu’ils ont souvent très peu de force musculaire. La vie, la physique, la pesanteur veulent ça, et sont mal faites. Ce qu’il faudrait ce serait qu’il y ait des grands maigres qui vous soulèvent avec le bout du doigt tout en vous faisant l’amour sans l’ombre d’une tachycardie ; là ce serait le bonheur, on serait au top.
Tout ça, vous m’avez vue venir, me fait penser encore à la lecture, et surtout à Guerre et paix de Tolstoï, c’est-à-dire à ces espèces de livre qui reviennent à vous comme des boomerangs (mais des vrais boomerangs, aborigènes, en bois d’Australie, ingénieusement courbés, pas comme ces merdes en plastique qu’on achète pour les gosses et qui ne reviennent jamais, qui se paument aussi sec, quasiment dès l’achat, dans un buisson, sous une plaque d’égout, sur le balcon des voisins), pour moi il s’agit entre autres de Tolstoï et de Guerre et paix, pour vous il peut s’agir d’autre chose, n’importe quoi, Hamsun, Musso, Sartre, qu’en sais-je et qui suis-je pour deviner ? je veux parler en tout cas de ces livres qu’on relit, quasi contrainte et forcée, dont on se dit Tiens je pourrais relire juste les passages avec de l’amour ou juste les passages avec de la guerre mais en fait juste les passages de l’amour ou juste les passages de la guerre, dans Guerre et paix, ça fait déjà énorme, puis même en sélectionnant à mort le reste du texte finit toujours par nous contaminer notre relecture, on finit toujours par apprendre des choses sur la géopolitique de l’époque, sur le maréchal Koutouzov, alors qu’on en a rien à braire ou de l’un ou de l’autre. Mais ce qui est super c’est de voir à chaque fois comment notre lecture épouse nos préoccupations du moment, ce qui contrairement à ce qu’on pourrait croire n’est pas à mettre au crédit de l’œuvre, de l’auteur, du genre Tolstoï a créé un livre-monde dans lequel, pareil que pour le sac de Mary Poppins, on peut trouver quasiment tout ce qu’on veut, à boire, à manger, gîte et couvert. Ce n’est pas du tout comme ça, avec tout le grand respect qu’on peut porter aux russes en général et à Tolstoï en particulier qui fut bien méritant avec la femme qu’il avait d’écrire les livres qu’il a écrits, que ça se passe : c’est en vrai notre cerveau, le grand manipulateur, c’est notre cerveau qui nous fait voir dans le bouquin ce qu’on a envie d’y voir et d’une certaine façon c’est toujours notre cerveau qui est le créateur génial dans cette histoire et qui nous pousse à nous demander par exemple, dans une première lecture de Guerre et paix (à 16 ans, eh oui ça vous la coupe, chez moi personne n’y croyait, personne n’a jamais cru que je pouvais lire un si gros bouquin si jeune, on pensait que je simulais) : comment se fait-il que les russes qui aimaient tant les français passaient quand même leur temps à se faire envahir par eux (c’est-à-dire par « nous », « les français ») et à les repousser loin, bien loin; ou à nous demander dans une deuxième lecture (23 ans) qu’est-ce que les russes foutent dans leurs orangeades glacées pour rendre les jeunes filles et les jeunes garçons complètement dingues pendant les bals ; et aussi, troisième lecture (28 ans) : est-ce que c’est Pierre qui est une préfiguration de Lévine ou Lévine qui est une préfiguration de Pierre (indépendamment de la chronologie des œuvres qui n’a of course rien à voir avec la Vérité Profonde d’un Personnage) ; et encore : pourquoi et comment (35 ans) Tolstoï fait-il pour être aussi bon avec les petits détails d’incise et de dialogue et les petits trucs techniques complètement artificiels qui te rendent les personnages et situations super naturels, comme si tu les voyais respirer sous tes yeux ces personnages, ces situations; et enfin : (44 ans, aujourd’hui), par lequel des personnages de Guerre et paix aimerais-je le mieux être portée, réponse : soit par Koutouzov (à cause du prestige militaire et de la moustache/des favoris) soit par le prince André qui est l’archétype du genre de grand maigre méditatif et raffiné qui me fait craquer à l’intérieur (mais que pour des raisons qui m’échappent, je n’intéresse absolument pas). Et aussi, ce n’est pas fini, reprise interrogative (maintenant tout de suite, en écrivant ça) de cette réponse en deux parties : est-ce que ces deux personnages parviendraient sans mal à me porter ?
Réponse A : pour Koutouzov, pas de problème, le type est un trapu.
Réponse B : pour le prince André, plus compliqué, certes il a fait la guerre, mais il y a quand même bien moyen que dans l’effort une petite veine se gonfle sur son beau front pensif et menace d’éclater et qu’à la fin il renonce et baisse les bras en grognant Je suis désolé.