Sapin et Damon viennent me voir à l’hôpital.
Je tenais à en parler, et même à commencer par ça,
car j’ai dit (autrefois) beaucoup de mal d’eux, j’ai dit que Sapin
me piquait mon tabac, que Damon me piquait mes livres,
que tous deux me taxaient
du pognon et des boîtes de conserve
pour nourrir leur famille. Je l’ai dit, et c’était vrai, mais je veux
que vous mettiez tout ça en regard du fait
qu’ils viennent me voir à l’hôpital. Régulièrement.
Ils ont pas mal de défauts,
par exemple ils sont bornés, obtus,
ils ne paient pas leurs auteurs et ils entretiennent
une croyance malsaine dans les vertus du réalisme socialiste
(considéré, je les cite, « comme une tendance contre-post-moderne
valable et productive
sous un régime uberlibéral »), oui,
ils ont tous ces défauts,
mais ils sont fidèles.
Ils me sont fidèles. Sapin et Damon sont pour moi
comme deux petites femmes fidèles. Je tenais à le dire
et c’est dit.
Alors voilà : Sapin et Damon sont dans ma chambre d’hôpital
et s’affairent autour de moi comme deux petites femmes fidèles,
qui me redressant le lit, qui me rajustant le coussin, qui me tirant le drap
sur les pieds, qui me proposant de me masser les mollets, etc.,
je vous en passe, ne voulant pas révéler toute l’étendue
de leur flagornerie.
Ils tiennent à moi.
Peut-être moins à moi en tant qu’homme, en tant que Puyg,
en tant qu’homme-Puyg,
qu’à moi en tant que machine à écrire. Car qui leur écrira
les masses critiques de leur revue REALPOETIK
quand je serai parti ?
Personne*. Voilà le drame. Et pourtant c’est la vie, leur dis-je.
(Car il faut tout leur expliquer.)
La vie est ainsi faite.
La vie est une lente, inexorable dégradation.
On naît, on fait ses dents, on couche avec une fille, on perd sa mère,
puis on se retrouve dans une chambre blanche qui sera notre dernière
chambre. Voilà la vie, leur dis-je. Tout s’effrite.
C’est alors (à ce moment-là de la conversation) que Sapin
croit bon d’intervenir : la vie c’est donc un peu
la même chose que la bistouille, dit-il, songeur.
Damon et moi-même échangeons des regards. Ces regards
sont tour à tour perplexes, déconcertés, incertains,
embarrassés, surpris et troublés.
Vous ne connaissez pas la bistouille ?, demande Sapin.
Si, dit Damon. Je connais. Enfin je pensais que c’était un café chaud,
avec de l’eau-de-vie dedans. Une boisson traditionnelle du Nord.
Voilà, dis-je en vérifiant que ma sonde urinaire
ne va pas se faire la malle. Moi aussi je pensais que c’était
un genre de café chaud nordique – comme Damon a dit.
Eh bien non, déclare Sapin, tout heureux de nous épater.
La bistouille est une force. Une force terrible, cosmique.
Personne ne peut gagner contre la bistouille.
C’est un principe universel, à l’œuvre dans l’univers entier.
L’univers entier, irréversiblement, se dégrade progressivement
jusqu’à la bistouille finale.
C’est un peu l’entropie, commente alors Damon.
C’est bien ce que je disais, dis-je. Tout s’effrite.
C’est dans Les androïdes rêvent-ils de moutons électriques,
précise Sapin, à qui personne
n’a rien demandé.
Tout s’effrite, dis-je. On ouvre les yeux, on fait ses premiers pas,
on se fait un bon copain ou deux, puis on se retrouve dans une chambre
blanche, qui sera notre dernière
chambre. Puis on referme les yeux. La vie est une grande bistouille,
doublée d’une farce.
On perd sa force, dis-je encore.
Voyez, Damon, Sapin, c’est à peine si j’arrive à sortir de ce lit.
Si j’en réchappe, je ne pourrais sans doute plus jamais
manier une bêche. Et mes gars du jardin vont se retrouver seuls,
à la pire époque
pour se retrouver seuls : au printemps.
Mes filles aussi vont se retrouver seules (mais elles se débrouilleront,
je leur ai tout appris).
Et vous savez ce qui me chiffonne le plus, dans tout ça ?
(Damon et Sapin secouent la tête. Ils ne savent pas.)
Mon enterrement !
C’est ça qui me chiffonne.
J’ai peur que mon enterrement soit aussi terne, laid et insignifiant
que l’enterrement de ma mère, Marie-Espérance Puyg.
Car quel scandale !
Quel scandale ce fut que l’enterrement de ma mère !
(Damon et Sapin hochent la tête. Mais ils ne savent pas.
Ils n’y étaient pas.)
Quel scandale complet, absolu, que l’enterrement sans âme
de ma mère, cette femme si exceptionnelle, Marie-Espérance Puyg !
Quel scandale et sombre farce, que cet enterrement avec
son ciel laborieusement gris clair, son croque-mort municipal
ânonnant sans y croire (sans y croire du tout ! sans y croire
un seul moment) de maigres, de maladroites paroles de réconfort
et de consolation, quel misérable moment, manquant rigoureusement
de panache, que celui de l’enterrement de ma mère !
Quel misérable moment infesté de bistouille et de médiocrité !
Car qu’est-ce vraiment, dans le fond,
que cette bistouille dont tu parles, Sapin, je te le demande ?
(Sapin ne répond pas. Il sait que je vais répondre à sa place.
Damon n’intervient pas non plus. Ce sont de braves petits, bien disciplinés.)
C’est la puissance qui corrompt, gâche et gauchit tout ce qu’il peut
y avoir de bon, d’unique et valeureux dans l’existence : à commencer
par le souvenir des morts ! Fut un temps, à la grande époque
des hommes de la préhistoire, où l’on savait
célébrer la mémoire des morts, où l’on savait
mener un enterrement
digne de ce nom !
Fut un temps voyez-vous, Sapin, Damon, où l’on n’avait pas renoncé
à combattre la bistouille, ce ver existentiel,
au moyen de cérémonies funéraires grandioses, et je peux vous dire
que ça en jetait, la bistouille n’avait qu’à bien se tenir, lorsque l’un
de notre race calanchait, c’était tout de suite cris et larmes,
et pendant des jours on se griffait, on se mordait, on se battait
dans la boue en souvenir du défunt, on se soûlait
à l’alcool fermenté de salive, on grimpait aux arbres
les plus hérissés d’épines, on chutait
dans des gouffres, et comme croque-mort on avait
des enfants aux têtes peintes en rouge, aux mains
nouées dans le dos, que l’on dressait à hurler
pendant dix lunes et dix soleils
« il est mort, c’est arrivé ! »
« il va pourrir et puis puer ! »
« il était mort, depuis bébé ! »
« et nous aussi, on va crever ! »
cela en boucle, à tue-tête, tandis qu’autour,
tous les vieux de la tribu dansaient une espèce monstrueuse
de fox-trot macabre, en jouant à s’uriner
les uns par-dessus les autres, et que les filles les plus jeunes,
bourrées de glaise, bavaient, fébriles, dans des odeurs de tripe d’écureuil,
parmi les cris de nourrissons
grésillants et amers !
Voilà un temps, Damon, Sapin, voilà un temps où l’on savait
combattre la bistouille ! Mais aujourd’hui, que faisons-nous ?
On écrit, vous écrivez, voilà tout
ce qu’on sait faire, on écrit le plus modestement possible,
sans même plus faire de bruit (où sont passées
les vraies, les sonores machines d’écriture en acier authentique, celles
qui réveillaient les voisins dans la nuit, et portaient
des noms d’arme ?)
On écrit petitement, voilà, on écrit
de petits livres (ou bien des gros, mais petitement
écrits), et on croit que ça suffira à conjurer la bistouille.
On pense créer la petite stase qui repoussera un moment
les forces du grignotage invisible et de l’obscur rongement.
Eh bien les gars, je vous le dis : on se goure.
On se goure complètement. Au lieu d’écrire, il faut créer
des rites et des coutumes et des pays
nouveaux. Il faut changer
le monde – à commencer
par les enterrements. Tant qu’on n’aura pas repris le contrôle
sur la mort, enfin sur celles des nôtres, on restera
de pauvres, d’amères victimes de la bistouille
et de tout le reste.
Je vous le dis, les copains : l’écriture
est la plus faible
des armes anti-bistouille.
Quand on écrit, on est bien lâches,
on est bien bas. On ne pense pas aux autres.
Quand on écrit, on n’œuvre jamais
que pour soi.
*En réalité, ils recrutent. Mais où trouveront-ils un autre Puyg ?