Hugo Clarence Janody – Prose du RER A

 

 

 

dédiée aux soldats (qui ne chantent pas)

 

 

 

PROSE DU RER A

 

(Récit de la lecture de La Prose du Transsibérien et de la Petite Jeanne de France de monsieur Blaise Cendrars, à bord du RER A)

 

Tant d’autres poètes,

Déjà si mauvais, sans même avoir commencé

            le firent avant moi

Et bien que je ne sois qu’à cinq cents kilomètres

            du lieu de ma naissance,

Je n’irai moi non plus pas jusqu’au bout

 

Aujourd’hui encore, il me semble aussi sortir de mon enfance

Pourtant c’est bientôt trois dizaines que je traîne

            dans mon sillage de rafiot,

Echoué dans une laverie automatique de la rue Mathis

            où depuis bien longtemps,

Les moteurs deux temps

            ont remplacé les muses d’antan

 

Ici à Paris,

            là où s’achève ta prose 

Tandis que commence la mienne

Ici à Paris,

            où une imprimante jet d’encre immortalisera

Ce chassé-croisé, sur quelques feuilles

De papier recyclé

 

Paris où les soldats s’enterrent

            pour faire une guerre de souterrains

Sans ne jamais embarquer les trains qui filent

Sous leurs yeux épuisés par les cheveux des filles

Paris et ses stations de métro encombrées

Et les voyageurs se laissent porter

            par des escaliers aux marches sentinelles –

 

Je suis sur le quai d’une gare

            l’air de rien

Dédale d’une terreur quotidienne

Transformée en lieu commun

Suicide, gymnastique, éternité

 

On embarque pour le travail

Comme on part en voyage, le regard

            en quête d’horizons

Les yeux sont cernés, ça sent le café

            un père chauffe son accordéon

Et une fillette colle ses yeux dans les miens

Sa main est noire, son visage est sale

Là d’où je viens, la musique rend les gens heureux

            Zip, zip, zip, zip, zip

 

Oui, moi aussi je veux être un mauvais poète

Un de ceux qui ne va pas jusqu’au bout

Et qui sourire aux lèvres, fonce

A travers les tunnels

            de lignes en lignes,

De couleurs en couleurs,

D’une forme à une autre

 

Dans cette caverne sans fond,

Je suis le mouvement des yeux

            de tout ce qui balaye

Mensonges, vérités, restes poussiéreux

Miroirs usés et célébrités encadrées

Je crève de désir et

Qui bande avec ce remue-ménage ? 

 

Éclaireur, par-delà la ceinture

Par-delà les murs, et ce qui fait office

De centre. Je ne connais rien du monde

Mais il sait tout de moi

 

C’est le grand orient, le prince, le sultan,

            un rabbin, un prêtre, un imam

Une bouche d’égout, voire

            une trique

Le président et ses ministres

Les enfants des pauvres gens,

Bâtards des puissants et des illuminés. Progéniture écœurante

            de l’union illégitime

Entre le peuple et ses tyrans

 

Je m’en souviens,

Quand dans les livres, ou à la télévision

D’ignobles foules

            jettent l’histoire au feu 

            l’histoire au feu

Les gens, ensemble et esseulés,

Les gens sont ignobles

Et c’est un mauvais poète qui le dit,

Certain qu’il n’ira pas jusqu’au bout

 

Sur le quai, où j’attends le grand train

Dans le brouhaha des freins,

            lourds de fatigue

Je vois des rondes de soldats

Et ce qui devait arriver,

            arriva

 

 « Dis Blaise, sommes-nous bien loin de Montmartre ?»

 

Blaise n’est pas là Jeanne

Mais ne t’en fais pas 

            nous sommes bien à Paris

Entre deux gares, et déjà le train s’est arrêté

Un incident de signalisation semble-t-il

 

Si tu le voulais, tu pourrais me quitter,

            rejoindre la Butte et le Sacré Cœur

Mais alors qui s’occuperait de toi ?

Allez Jeannette, t’inquiète !

Regarde les gens. Ce sont eux

            les horizons plombés

De cette épopée

 

Il y a ceux qui supplient le bon dieu

Ils lèvent les yeux au plafond,

Tandis que d’immondes supplications

            dégoulinent de leur bouche

C’est un torrent glacial. Trop froid

            pour qu’on y mette les doigts

J’ai essayé, et regarde le résultat :

Je n’arrive même plus à tenir ma valise

Pourtant elle n’est pas lourde

Je n’y ai mis que le strict nécessaire

            pour agoniser une journée entière     

Oh que c’est triste les trains Jeannette

C’est triste et joyeux, 

            comme un clown qui en tue un autre

 

« Dis Blaise, sommes-nous bien loin de Montmartre ?»

 

Reste tranquille petite, on se remet en route

Là-bas, c’est vers la banlieue qu’on file

            plein gaz

Tu n’as jamais vécu aussi vite toi

Regarde-la elle, couverte de la tête aux pieds

C’est pas qu’elle a quoi que ce soit à cacher,

Mais les regards la gênent. Et du coup,

            tous, ils ne regardent qu’elle

Leur front perle

N’ont-ils jamais rien vu de tel ?

Et toi ma pauvre Jeannette,

            à peine dévoiles-tu tes plus belles parcelles,

Que déjà sortent-ils tous leurs jumelles

J’ai avalé quelque chose de travers Jeanne

Tape-moi dans le dos, tape de toutes tes forces

Je crois bien que c’est un mot

Le voilà, il remonte

Il est si gros, 

            gros comme un glaviot

 

« Dis Blaise, sommes-nous bien loin de Montmartre ?»

 

Oh Jeannette, c’est vrai que tu es agaçante

Il n’avait pas tort ce bougre de Blaise

Est-il vrai que tu tapinais à Montmartre ?

Que tu avais la chaude-pisse ?

Tu sais pour moi, la chtouille

            c’est un peu comme les colonies

Je n’en connais que les effets

Oh Jeannette, que fais-tu ici ?

Au milieu de tous ces idiots

            dont je fais partie

Mais sois rassurée,

            je veille au grain

C’est un beau mensonge mais

Je veille au grain

 

Et puis on s’éloigne, mais on est encore trop près

Regarde-le celui-là dans son trois pièces

On dirait qu’il va à un mariage

Tu trouves ça élégant un Parisien ?

Moi je trouve ça joliment dressé,

Comme une table qu’on ose pas toucher

Et puis à l’allure où il avance ce train

On commence à s’emmerder

 

« Dis Blaise, sommes-nous bien loin de Montmartre ?»

 

Oh ferme-la petite conne

Tu vois bien que je ne t’écoute pas

J’avais même oublié que tu étais là

Je pensais à autre chose,

Comme souvent quand je lis

Je ne veux que parler, geindre, me plaindre, hurler

            et pourquoi pas sauter par-dessus le bord

Mais seulement quand l’occasion se présentera

C’est d’ailleurs toujours au même endroit

Pas encore, pas encore

Assieds-toi donc sur ce strapontin

Et pense au nombre de pauvres diables qui,

Les jambes épuisées de vivre,

            se sont laissés tomber dessus

Il en a vu passer des culs

Des gros et d’encore plus gros

Puis des plus modestes, lisses ou cabossés, velus ou imberbes

Des culs d’ouvriers, des culs de banquiers et de professeurs,

Des culs d’enfants et de vieillards, des culs d’anges et de loubards

Des culs de jeunes et de vieux de banlieue

            et de jeunes et de vieux qui vont en banlieue

Imagine tout ce qu’il pourrait te raconter

Lui qui a les yeux toujours fermés

            et la bouche toujours pleine

Comment raconterait-il tes fesses Jeannette ?

En ferait-il un carnet de voyage ou un poème ?

Un roman sentimental ou une pièce de théâtre ?

Oh, Jeannette, tu es bien assise ici

Et moi qui te regarde,

Et moi qui ne vois rien

 

« Dis Blaise, sommes-nous bien loin de Montmartre ? »

 

Combien de fois vais-je te le répéter ?

            Blaise n’est pas là !

Et puis qu’est-ce qu’il a encore à s’arrêter ce train ?

Voilà qu’ils parlent de colis piégé,

Quelle absurdité !

Tous les colis sont piégés

Ainsi que ceux qui les ouvrent,

            et ceux qui les emballent

Tous les hommes sont piégés,

Et les femmes le sont doublement

Et les enfants en sont la preuve

Oh Jeannette, c’est humiliant un train à l’arrêt

On pourrait y signer un armistice

Puis boire, danser, et s’envoyer en l’air

Mais non, il faut baisser la tête

Et attendre que ça passe

Je suis heureux que tu sois là Ninette

Je suis heureux

 

« Dis Blaise, sommes-nous bien loin de Montmartre ? »

 

Oui, nous sommes bien loin de Montmartre

Quelques heures à pied,

            à battre le pavé

Et à suffoquer au milieu des roues

Tambourinantes

            sous les lampadaires épuisés

Pris dans les nuages invisibles

De la ville qui,

            tuberculeuse

Se laisse mourir en crachant

Des avions qui s’écrasent

De l’autre côté du monde,

Du mauvais côté de la route

 

 

 

« Dis Blaise, sommes-nous bien loin de Montmartre ?»

 

Ne t’en fais pas ma Ninette, tu y retourneras

            à ton Montmartre

Quand nous entendrons le bourdonnement du drone monotone

Quand le courant aura repris son cours

            le long de la ligne

Et que les voix se seront tues

            sur les rails avachis des chemins encombrés

Alors de nouveau nous nous ennuierons, comme si

            de rien n’était

Par centaines, de vétustes statues s’écrouleront

Et moi, le mauvais poète, de nouveau je n’irai pas jusqu’au bout,

            de ta prose et de ce voyage, de cette guerre sans vers

Ni panache

 

Je retournerai là d’où je suis parti,

Au bord du canal, sous les peupliers

Là où le soleil se couche

            dans le fracas des boules et des verres qui se brisent

Là où les glaces ne reflètent plus que l’image émoussée,

D’une silhouette mal destinée,

qui parfois me ressemble

Et encore une fois, le nez dans un verre,

A moitié vide, je me demanderai si je suis allé jusqu’au bout

Moi le mauvais poète, qui en lis un autre

            déjà si jeune, et tellement loin

Du lieu de sa naissance

 

Paris

 

Ville du RER A, où les enfants tombent sur les rails,

Et les enfants ne meurent pas