Sammy Sapin – Le Métaboulot

 

 

 

 

 

Tout va pire.

Il y a de plus en plus de métaboulots.

Une épidémie : les boulots se font contaminer,

se boursouflent, leurs yeux se pochent, des bubons

leur poussent le long du corps, surtout

derrière les genoux, leur peau tombe en plaques sèches, leurs dents

se fissurent,

ils se métatisent.

 

 

Je pense à ça à cause des cadres infirmières.

 

 

Les anciennes, les filles d’avant 2000, racontent que fut un temps,

avant 2000, où les surveillantes, aujourd’hui on dit cadres,

avaient un boulot qui était un boulot

de surveillante, elles surveillaient, ce n’était pas que ça

mais il y avait une grosse part de ça, il y avait un boulot

au cœur de leur boulot

qui était un boulot de contremaître.

 

Puis alors les années 2000.

Depuis les années 2000, tout va pire.

C’est la révision générale des politiques publiques.

C’est les surveillantes qui muent en cadres.

C’est la grande métatisation.

 

Les années 2000 c’est le moment où le travail des surveillantes

devient métaboulot pour cadres infirmières,

métaboulot qui consiste

à gérer la réduction des effectifs, l’absence d’embauches,

à ne pas payer les heures supplémentaires,

à faire tourner le service avec le moins de monde possible,

à exploiter les équipes, à faire en sorte

que les infirmières reviennent sur leurs jours de congés

(pour ne pas payer d’intérimaires qui coûtent

un bras à l’hôpital),

à faire croire

aux patients

aux familles des patients

qu’il y a des gens qui vous soignent dans les services

alors qu’il n’y a plus personne

parce qu’on ne veut plus payer personne.

 

On glisse : d’un boulot de surveillance

où l’on vérifiait que le boulot soit fait

(on pense ce qu’on veut des contremaîtres,

de la contremaîtrise,

personnellement j’en pense

ce que je veux)

on passe à un boulot d’invention

où l’on fait croire

que le travail est fait.

 

 

Tous les boulots se métatisent pareillement.

On ne travaille plus ; on travaille à faire croire qu’on travaille.

Cette grande métatisation des boulots amène

la fictionnalisation de tous les métiers qui étaient des métiers.

 

Et cette fictionnalisation vient d’une confusion culturelle

qui vient des riches,

qui est de la faute des riches.

 

Car voilà le truc : voilà la vérité sur les riches :

les riches sont partout

les riches sont là partout avec leur œil éteint

leur mâchoire morne

leurs doigts comme des boudins blancs

prêts à gicler leur gras jus dès la pointe du couteau

et surtout :

 

les riches vivent en gagnant des sous qu’ils n’ont pas gagnés.

 

Ils sont persuadés que c’est ça le travail :

gagner des sous en faisant croire qu’on les a gagnés.

On ne peut pas leur en vouloir aux riches là-dessus,

moi je ne leur en veux pas, c’est ça leur conception du boulot, c’est lié

à leur condition de phagocyte : faire croire qu’on bosse, c’est devenu

leur idée générale du travail.

 

Les idées voyagent, comme les microbes et les gènes.

Elles empruntent des sentiers sous la terre et des sentiers par-dessus

la mer, elles voyagent. En voyageant elles se transforment, prennent de la graine,

s’associent, se coagulent.

Jusqu’à devenir des programmes.

 

 

On se retrouve avec un programme. 

Le programme est le suivant : tous les boulots

doivent être des métaboulots,

on peut supprimer tous les boulots,

ça fera plus de métaboulots, 

tout le monde fera semblant,

tout le monde sera riche sauf les très pauvres,

tout le monde est gagnant.

 

Vous pouvez me croire. C’est le programme.

C’est comme ça que c’est en train de se passer.

 

Maintenant les infirmières elles-mêmes passent leur temps

à rendre compte du boulot qu’elles font

au lieu de le faire.

À cliquer sur des cases pour cocher des cases

pour prouver qu’elles ont fait des trucs.

Les infirmières se métatisent aussi alors que c’était

apparemment impossible puisque infirmière

c’était à la base un vrai boulot qu’il fallait faire,

il fallait soigner des gens,

ça pouvait se résumer simplement,

mais non, en fait non, tout boulot peut devenir un métaboulot,

il suffit

de le vouloir.

 

Tout boulot peut se métatiser : même la poésie, même le boulot de poète,

on peut,

c’est un risque,

faire croire qu’on le fait au lieu de le faire,

donc les poètes pas plus que personne

ne sont à l’abri

du programme

des riches.

 

Et dans le cas du boulot de la poésie

c’est d’autant plus facile

de le métatiser

qu’on ne sait pas

quel est le boulot,

quel devrait être le boulot

de poète

– qu’on ne sait pas

comment le faire ce boulot

pour éviter

de faire semblant

de le faire.

 

Alors on peut dire comme Puyg* que le sens du poème c’est le soin

et que le boulot des poètes c’est le soin

tout comme l’infirmière qui nettoie le moignon c’est un soin

tout comme Puyg qui déterre ses patates comme s’il déterrait

ses propres enfants (avec amour !) c’est un soin

tout comme le boulanger qui surveille sa miche c’est un soin

tout comme le clochard qui regarde luire

ses pièces de cuivre sous la pluie c’est un soin

tout comme le camarade qui dans les gaz

te file du sérum c’est un soin

tout comme la collègue qui vient t’aider

quand tu te casses le dos c’est un soin.

 

Mais

beaucoup de gens nous expliquent

dans leurs livres

avec leur voix

– et ils ont tort

ou ils ont raison –

qu’il n’y a pas de boulot du poète,

que les poètes ne soignent pas

qu’il n’y a rien à faire

avec la poésie, pas de sens ou direction

de la poésie.

 

Puis

il y a même des gens que ça rend furieux si tu leur dis qu’il y a un boulot de la poésie.

Si tu leur dis qu’il y a un boulot de la poésie c’est comme si tu dis

que tu es communiste. Si tu dis que tu es communiste tu dis que tu es dictateur.

Tu deviens contre la liberté de réfléchir à ce que c’est le boulot, et même :

tu essaies de faire passer tous les poètes qui réfléchissent à leur boulot,

à ce que c’est leur boulot, pour des simulateurs, pour des gens

dont le boulot est de faire croire qu’ils ont un boulot, en somme

tu es pire que tout et d’ailleurs tu exagères.

 

 

Alors on ne sait pas.

 

On imagine.

 

Pour imaginer le boulot du poète on imagine une infirmière qui serait le poète.

 

Cette infirmière qui est le poète

entre dans une chambre d’hôpital.

Elle a toqué avant d’entrer.

C’est bien.

Les infirmières font toujours ça avant d’entrer.

Et les infirmières poètes le font également.  

Dans la chambre il y a un type

qui a une jambe coupée.

Il a le visage crispé, il sue, il crie, il a tout l’air

d’avoir très mal à la jambe

et pourtant,

et pourtant c’est l’infirmière

c’est l’infirmière qui est un poète

qui a mal à la jambe, horriblement mal, elle ne sue pas, elle ne crie pas,

elle ne tremble pas, n’a même pas l’air d’avoir mal,

mais à l’intérieur d’elle-même elle souffre,

elle sent sa douleur,

pour être sûre, pour avoir le cœur net elle soulève sa jupe d’infirmière, et là,

devinez quoi :

SA JAMBE A ELLE AUSSI EST COUPEE.

 

 

Partant de là qu’est-ce qu’elle doit faire ?

L’infirmière qui est poète ?

Quel est son boulot ?

Soigner le type ou se soigner elle-même ou quoi ?

 

C’est le bordel. On sait pas.

On a beau avoir imaginé, on sait pas mieux.

 

Ce qui est sûr au moins c’est qu’on ne sait pas : qu’il n’y aucun moyen technique de savoir

qui le poète doit soigner

et qui a mal

et quel est ce mal,

d’ailleurs

peut-être le poète n’est-il

ni l’infirmière ni le patient

peut-être le poète est-il encore autre chose

peut-être le poète est-il un minuscule type, un genre de microbe, coincé  

à l’intérieur de la jambe coupée, coincé là

tandis que la douleur

se trouve à l’extérieur de la jambe –

dans le champ extérieur qui est

ou le champ politique

ou le champ social

ou le champ des choses qui changent ; 

et cette douleur

ne se soigne pas

enfin sûrement pas

avec des mots de l’intérieur de la jambe

– mais on peut toujours essayer.

 

Donc on ne sait pas.

On se dit que tant mieux.

On se dit que si on ne sait pas, on a moins de chances de se tromper.

 

Seulement il y a des gens qui insistent,

qui sont prêts à parier leur main droite et ils sont droitiers

que la poésie c’est d’origine

un métaboulot, un métaboulot de recherche

dans lequel on ne cesse jamais

de douter de soi-même

de douter de son rôle

de douter de sa capacité à exister

ou à faire exister des choses 

à l’extérieur d’elle-même

dans un champ.

 

On écoute bien ces gens.

On réfléchit à tout ça.

On réfléchit.

 

Alors on lève le pied.

On dit : ok ok ok,

je me suis peut-être trompé.

Peut-être que la poésie ce n’est pas, n’a jamais été

un boulot.

 

 

Pourtant un doute, un sale doute nous mange

le ventre.

 

 

On se demande : 

si la poésie

si le boulot de la poésie

est naturellement un métaboulot,

est-ce que la poésie

ne serait pas alors

un travail pour les riches ? un travail

qui servirait

par défaut les riches

qui servirait

à faire croire

qu’on peut gagner des sous

(c’est-à-dire du mérite, de la reconnaissance,

de quoi manger, tous types de sous)

sans rien faire, en écrivant, sans soigner, en écrivant?

– on se dit :

si la poésie

est un métaboulot

alors les pauvres, tous les pauvres

qui ont écrit de la poésie

tous les pauvres qui ont écrit

est-ce qu’ils ne se sont pas mis

au service des riches

dès le moment

qu’ils ont pris

un stylo ?

en sorte

que de ces pauvres-là

des pauvres écrivains

on pourrait dire

qu’ils ont trahi

leur classe ?

 

 

 

 

 

Et voilà.

 

C’est là.

 

C’est là, c’est bien là

qu’on ne se suit plus :

 

c’est là qu’on se reconnaît 

définitivement

communiste :

 

toujours à chercher les traîtres.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

*E. Puyg, Soigner la tumeur, Realpoetik n°1 (numéro bientôt épuisé). Puyg y reprend la pensée de Christophe Tarkos à sa sauce et à son avantage.