Tout va pire.
Il y a de plus en plus de métaboulots.
Une épidémie : les boulots se font contaminer,
se boursouflent, leurs yeux se pochent, des bubons
leur poussent le long du corps, surtout
derrière les genoux, leur peau tombe en plaques sèches, leurs dents
se fissurent,
ils se métatisent.
Je pense à ça à cause des cadres infirmières.
Les anciennes, les filles d’avant 2000, racontent que fut un temps,
avant 2000, où les surveillantes, aujourd’hui on dit cadres,
avaient un boulot qui était un boulot
de surveillante, elles surveillaient, ce n’était pas que ça
mais il y avait une grosse part de ça, il y avait un boulot
au cœur de leur boulot
qui était un boulot de contremaître.
Puis alors les années 2000.
Depuis les années 2000, tout va pire.
C’est la révision générale des politiques publiques.
C’est les surveillantes qui muent en cadres.
C’est la grande métatisation.
Les années 2000 c’est le moment où le travail des surveillantes
devient métaboulot pour cadres infirmières,
métaboulot qui consiste
à gérer la réduction des effectifs, l’absence d’embauches,
à ne pas payer les heures supplémentaires,
à faire tourner le service avec le moins de monde possible,
à exploiter les équipes, à faire en sorte
que les infirmières reviennent sur leurs jours de congés
(pour ne pas payer d’intérimaires qui coûtent
un bras à l’hôpital),
à faire croire
aux patients
aux familles des patients
qu’il y a des gens qui vous soignent dans les services
alors qu’il n’y a plus personne
parce qu’on ne veut plus payer personne.
On glisse : d’un boulot de surveillance
où l’on vérifiait que le boulot soit fait
(on pense ce qu’on veut des contremaîtres,
de la contremaîtrise,
personnellement j’en pense
ce que je veux)
on passe à un boulot d’invention
où l’on fait croire
que le travail est fait.
Tous les boulots se métatisent pareillement.
On ne travaille plus ; on travaille à faire croire qu’on travaille.
Cette grande métatisation des boulots amène
la fictionnalisation de tous les métiers qui étaient des métiers.
Et cette fictionnalisation vient d’une confusion culturelle
qui vient des riches,
qui est de la faute des riches.
Car voilà le truc : voilà la vérité sur les riches :
les riches sont partout
les riches sont là partout avec leur œil éteint
leur mâchoire morne
leurs doigts comme des boudins blancs
prêts à gicler leur gras jus dès la pointe du couteau
et surtout :
les riches vivent en gagnant des sous qu’ils n’ont pas gagnés.
Ils sont persuadés que c’est ça le travail :
gagner des sous en faisant croire qu’on les a gagnés.
On ne peut pas leur en vouloir aux riches là-dessus,
moi je ne leur en veux pas, c’est ça leur conception du boulot, c’est lié
à leur condition de phagocyte : faire croire qu’on bosse, c’est devenu
leur idée générale du travail.
Les idées voyagent, comme les microbes et les gènes.
Elles empruntent des sentiers sous la terre et des sentiers par-dessus
la mer, elles voyagent. En voyageant elles se transforment, prennent de la graine,
s’associent, se coagulent.
Jusqu’à devenir des programmes.
On se retrouve avec un programme.
Le programme est le suivant : tous les boulots
doivent être des métaboulots,
on peut supprimer tous les boulots,
ça fera plus de métaboulots,
tout le monde fera semblant,
tout le monde sera riche sauf les très pauvres,
tout le monde est gagnant.
Vous pouvez me croire. C’est le programme.
C’est comme ça que c’est en train de se passer.
Maintenant les infirmières elles-mêmes passent leur temps
à rendre compte du boulot qu’elles font
au lieu de le faire.
À cliquer sur des cases pour cocher des cases
pour prouver qu’elles ont fait des trucs.
Les infirmières se métatisent aussi alors que c’était
apparemment impossible puisque infirmière
c’était à la base un vrai boulot qu’il fallait faire,
il fallait soigner des gens,
ça pouvait se résumer simplement,
mais non, en fait non, tout boulot peut devenir un métaboulot,
il suffit
de le vouloir.
Tout boulot peut se métatiser : même la poésie, même le boulot de poète,
on peut,
c’est un risque,
faire croire qu’on le fait au lieu de le faire,
donc les poètes pas plus que personne
ne sont à l’abri
du programme
des riches.
Et dans le cas du boulot de la poésie
c’est d’autant plus facile
de le métatiser
qu’on ne sait pas
quel est le boulot,
quel devrait être le boulot
de poète
– qu’on ne sait pas
comment le faire ce boulot
pour éviter
de faire semblant
de le faire.
Alors on peut dire comme Puyg* que le sens du poème c’est le soin
et que le boulot des poètes c’est le soin
tout comme l’infirmière qui nettoie le moignon c’est un soin
tout comme Puyg qui déterre ses patates comme s’il déterrait
ses propres enfants (avec amour !) c’est un soin
tout comme le boulanger qui surveille sa miche c’est un soin
tout comme le clochard qui regarde luire
ses pièces de cuivre sous la pluie c’est un soin
tout comme le camarade qui dans les gaz
te file du sérum c’est un soin
tout comme la collègue qui vient t’aider
quand tu te casses le dos c’est un soin.
Mais
beaucoup de gens nous expliquent
dans leurs livres
avec leur voix
– et ils ont tort
ou ils ont raison –
qu’il n’y a pas de boulot du poète,
que les poètes ne soignent pas
qu’il n’y a rien à faire
avec la poésie, pas de sens ou direction
de la poésie.
Puis
il y a même des gens que ça rend furieux si tu leur dis qu’il y a un boulot de la poésie.
Si tu leur dis qu’il y a un boulot de la poésie c’est comme si tu dis
que tu es communiste. Si tu dis que tu es communiste tu dis que tu es dictateur.
Tu deviens contre la liberté de réfléchir à ce que c’est le boulot, et même :
tu essaies de faire passer tous les poètes qui réfléchissent à leur boulot,
à ce que c’est leur boulot, pour des simulateurs, pour des gens
dont le boulot est de faire croire qu’ils ont un boulot, en somme
tu es pire que tout et d’ailleurs tu exagères.
Alors on ne sait pas.
On imagine.
Pour imaginer le boulot du poète on imagine une infirmière qui serait le poète.
Cette infirmière qui est le poète
entre dans une chambre d’hôpital.
Elle a toqué avant d’entrer.
C’est bien.
Les infirmières font toujours ça avant d’entrer.
Et les infirmières poètes le font également.
Dans la chambre il y a un type
qui a une jambe coupée.
Il a le visage crispé, il sue, il crie, il a tout l’air
d’avoir très mal à la jambe
et pourtant,
et pourtant c’est l’infirmière
c’est l’infirmière qui est un poète
qui a mal à la jambe, horriblement mal, elle ne sue pas, elle ne crie pas,
elle ne tremble pas, n’a même pas l’air d’avoir mal,
mais à l’intérieur d’elle-même elle souffre,
elle sent sa douleur,
pour être sûre, pour avoir le cœur net elle soulève sa jupe d’infirmière, et là,
devinez quoi :
SA JAMBE A ELLE AUSSI EST COUPEE.
Partant de là qu’est-ce qu’elle doit faire ?
L’infirmière qui est poète ?
Quel est son boulot ?
Soigner le type ou se soigner elle-même ou quoi ?
C’est le bordel. On sait pas.
On a beau avoir imaginé, on sait pas mieux.
Ce qui est sûr au moins c’est qu’on ne sait pas : qu’il n’y aucun moyen technique de savoir
qui le poète doit soigner
et qui a mal
et quel est ce mal,
d’ailleurs
peut-être le poète n’est-il
ni l’infirmière ni le patient
peut-être le poète est-il encore autre chose
peut-être le poète est-il un minuscule type, un genre de microbe, coincé
à l’intérieur de la jambe coupée, coincé là
tandis que la douleur
se trouve à l’extérieur de la jambe –
dans le champ extérieur qui est
ou le champ politique
ou le champ social
ou le champ des choses qui changent ;
et cette douleur
ne se soigne pas
enfin sûrement pas
avec des mots de l’intérieur de la jambe
– mais on peut toujours essayer.
Donc on ne sait pas.
On se dit que tant mieux.
On se dit que si on ne sait pas, on a moins de chances de se tromper.
Seulement il y a des gens qui insistent,
qui sont prêts à parier leur main droite et ils sont droitiers
que la poésie c’est d’origine
un métaboulot, un métaboulot de recherche
dans lequel on ne cesse jamais
de douter de soi-même
de douter de son rôle
de douter de sa capacité à exister
ou à faire exister des choses
à l’extérieur d’elle-même
dans un champ.
On écoute bien ces gens.
On réfléchit à tout ça.
On réfléchit.
Alors on lève le pied.
On dit : ok ok ok,
je me suis peut-être trompé.
Peut-être que la poésie ce n’est pas, n’a jamais été
un boulot.
Pourtant un doute, un sale doute nous mange
le ventre.
On se demande :
si la poésie
si le boulot de la poésie
est naturellement un métaboulot,
est-ce que la poésie
ne serait pas alors
un travail pour les riches ? un travail
qui servirait
par défaut les riches
qui servirait
à faire croire
qu’on peut gagner des sous
(c’est-à-dire du mérite, de la reconnaissance,
de quoi manger, tous types de sous)
sans rien faire, en écrivant, sans soigner, en écrivant?
– on se dit :
si la poésie
est un métaboulot
alors les pauvres, tous les pauvres
qui ont écrit de la poésie
tous les pauvres qui ont écrit
est-ce qu’ils ne se sont pas mis
au service des riches
dès le moment
qu’ils ont pris
un stylo ?
en sorte
que de ces pauvres-là
des pauvres écrivains
on pourrait dire
qu’ils ont trahi
leur classe ?
Et voilà.
C’est là.
C’est là, c’est bien là
qu’on ne se suit plus :
c’est là qu’on se reconnaît
définitivement
communiste :
toujours à chercher les traîtres.
*E. Puyg, Soigner la tumeur, Realpoetik n°1 (numéro bientôt épuisé). Puyg y reprend la pensée de Christophe Tarkos à sa sauce et à son avantage.