C’est à la puberté que ça commence. Vous avez 13 ans, 14 ans. Vous êtes au collège. Un jour, vous trouvez une feuille A4 à grands carreaux dans une trousse, pliée en huit. C’est un poème. Ce n’est pas un bon poème : le gars ou la fille qui a écrit ça est jeune, il ou elle n’a pas lu. Pas encore. Mais vous n’allez pas chipoter. Vous savez ce qu’il en coûte de s’afficher poète à cet âge-là. Alors dès la sonnerie, vous vous postez près de la sortie du collège, dans un coin discret. Vous attendez que les copains sortent, les copines, les ennemis surtout. Patiemment vous regardez partir le bus du ramassage scolaire, jetez un coup d’œil à droite à gauche, vous êtes à peu près seul. Vous vous engagez enfin dans l’ombre du garage à vélos. La fille ou le gars est là, qui vous attend. Vous vous regardez. Vous êtes gauches, un peu gênés. Mais vous savez pourquoi vous êtes là, une chose doit être faite et vous allez la faire. Vous vous approchez, vous vous enlacez, les salives se mélangent, les langues s’enroulent, les appareils dentaires s’entrechoquent.
Vous serez à la bourre, on vous passera un savon à la maison. Peu importe. C’est un grand jour. Vos jambes flageolent. Le cœur est près de vous sortir de la poitrine. Vous venez d’offrir votre tout premier prix littéraire.
Ça ne s’arrêtera pas là. Maintenant que vous y avez goûté, vous allez vous y vouer : vous allez rouler des pelles. Avec passion, furieusement, avec toute la sève de votre adolescence. Pour une espèce de slam improvisé, un soir d’emmerdement devant les HLM ; pour une avalanche de textos longs comme trois textos (c’est encore l’époque des 33-10) ; pour une blague particulièrement bien gérée question timing à la boum de fin d’année, et qui a mis d’accord tous les rieurs ; pour n’importe quoi. Il n’y aura pas que des pelles, d’ailleurs. Certains prix littéraires sont très discrets et volatils, prix du regard dans le bus, prix de la main effleurée, prix du sous-entendu compris seulement de vous et du gars ou de la fille qui… Peu importe : ce qui compte, c’est qu’il y ait récompense. Peu à peu les prix se font plus richement dotés : aux échanges de salives succèdent les frotti-frottas, aux frotti-frottas les léchi-léchouilles, aux léchi-léchouilles la bébête qui monte qui monte, et ainsi de suite – chaque fois, un peu plus de prestige ; chaque fois, un peu plus de bonheur.
Puis vous faites des études vous buvez du vin rouge vous vous levez à la bourre le jour des partiels vous nettoyez des cendriers vous vous faites couper les cheveux vous enchaînez les stages non rémunérés vous pleurez devant le type du recrutement vous encaissez une blague de l’agent de maîtrise vous buvez du café vous vous inventez une sourire insubmersible vous oubliez de rappeler votre mère vous prenez un crédit vous subissez une épisiotomie vous vous faites trois saisons en un week-end, mesdames et messieurs : la vie.
Tôt ou tard, pourtant, revient la saison des prix. Sauf que vous voilà épuisé et méchant, pourri de stress, ankylosé d’habitudes et de salariat. Si fourbu que les gestes les plus simples (brûler des bagnoles, abattre le capitalisme, rouler des pelles) vous semblent réclamer une énergie colossale. Les récompenses vont désormais à des plus jeunes, plus beaux que vous. Vous saviez que ça finirait par arriver, tentez-vous de vous raisonner. Du moins, vous vous en doutiez. Pourtant, vous vous sentez comme si on vous amputait de quelque chose, une jambe, la Sécurité sociale, la cinquième semaine de congés payés. Vous gémissez. Vous marchez courbé contre le vent, en vous tenant le foie. Vous vous jetteriez bien par la fenêtre (c’est aussi fortuitement un mois de novembre pourri) mais vous vous retenez : vous n’avez plus l’âge pour ces choses-là non plus.
Alors vous faites ce que n’importe qui ferait à votre place : vous allez sur les réseaux sociaux. Goncourt, Nobel, Renaudot, Femina, Interallié, SNCF, Apollinaire, ils sont tous là. Vous narguent. Posent avec une belle ingénuité d’empaffés à écharpes dans un restaurant parisien, serrent des mains télévisuelles, affichent cet air pénétré, sournois et satisfait, qui a le don d’éveiller un être tapi en vous depuis toujours, dont vous avez appris à vous méfier mais qui parvient parfois à déjouer votre surveillance, PARTICULIÈREMENT les soirs de novembre pourri, lorsque vous êtes à vous morfondre sur les réseaux sociaux – j’ai nommé :
LE CONNARD/LA CONNASSE QUI VEUT AVOIR RAISON –
Sous vos applaudissements.
Le connard/la connasse qui veut avoir raison, c’est votre pire ennemi. En temps normal, vous n’avez pas de temps et d’énergie à perdre avec cette personne. Mais vous êtes derrière votre clavier d’ordinateur, vous êtes crispé les pouces en joue sur votre écran de smartphone, c’est si facile. Alors vous y allez d’un commentaire bien senti. Un truc idéalement acide, finement dosé en humour noir, un petit coup bas de rien du tout mais dont vous êtes assez fier. Vous jouissez cinq minutes d’un bonheur mauvais. Vous leur avez fait bien fermer leur caquet, à tous. Vous faites couler un bain, vous vous resservez du vin. Vous êtes empli de vous, gros, important comme un aphte, une tumeur, une rage de dents. Vous avez comme un goût métallique dans la bouche.
Bien sûr, vous ne pensez pas une seconde au pauvre type/à la pauvre fille qui stationne en ce moment même une coupe de champagne à la main à remercier sa mère et le conseil général et le monde entier pour une si inespérée distinction – autant dire : son slip sur la tête. Vous préférez vous draper dans votre dignité, dans un mouvement d’écharpe tout aussi imaginaire que théâtral, laissant flotter en petites particules dans l’air le nom du type qui a eu le Goncourt l’année du Voyage au bout de la nuit. Vous ne l’avez pas lu, si ça se trouve c’est génial mais personne ne le saura jamais, ça arrange de ne pas savoir, ce qui compte c’est de se draper – et, bien sûr, vous savez que le pauvre type/la pauvre fille n’est pas dupe de la récompense qu’il ou elle vient de recevoir, qu’il ou elle sait que le prix en question ne dit pas que la chose primée est un bon texte, un grand, un large, un dense, un consistant, un texte qui restera dans les mémoires et sera enseigné aux petits enfants à la rentrée scolaire 2063 – vous savez qu’il ou elle soupçonne que le prix a d’abord vocation à être un prix, à justifier l’existence d’un coterie littéraire ou le budget culture d’une collectivité territoriale, et que si c’est lui ou elle qui l’a obtenu, c’est parce qu’il ou elle est plus jeune, plus beau/plus bonne que vous, que son texte est plus digeste, plus facile, plus consensuel.
Mais ce qui est plus grave, c’est que, dans deux minutes, quand vous retournerez vous poser derrière votre machine/reprendrez votre téléphone, ayant bu une gorgée de vin, que vous réactualiserez la page de votre réseau social préféré, vous vous apercevrez que non seulement le connard/la connasse n’a rabattu le caquet de personne, mais pis, qu’une dizaine de connards et de connasses voulant aussi avoir raison viennent de répondre rageusement à votre commentaire une sentence idéalement acide, finement dosée en humour noir, dont ils et elles entendent bien vous avoir rabattu votre caquet, à vous.
C’est un phénomène dont personne ne parle, mais les chiffres sont là : chaque année en France sont remis plusieurs milliers de prix littéraires, et chaque année, il en est de nouveaux qui naissent et déclenchent, chez des hommes et des femmes fourbus, des poussées d’aigreur revancharde.
Il y a bien d’autres soucis à se faire, surtout quand on s’est fait une religion d’écrire des trucs. Et d’abord, remettre les prix à leur place : à l’abri d’un garage à vélo, dans une cour de collège, dans le secret de deux langues jointes qui opèrent un mouvement circulaire. Retrouver l’ardeur de ses 13 ou 14 ans, lorsque tout ça n’était que question d’accepter la langue de l’autre, de fermer les yeux, de fourrager des doigts dans de beaux cheveux, bref : de rouler des pelles. Et ce, en vertu de l’immortel définitif axiome selon lequel
ON S’FAIT QUAND MÊME
ASSEZ CHIER
DANS LA VIE.