Igor Benzédrine – La propriété des avions c’est le vol

Je vais vous dire une chose : ces Russes, c’est du bidon.

 

Je ne parle pas des Russes de Russie, des ressortissants de la Fédération, qui vivent comme ils peuvent avec la chute du taux du rouble, les fonctionnaires corrompus, l’inflation délirante, Poutine.

 

Je parle des Russes d’ici, des Russes Blancs. Des petits et arrière-petits enfants de ces exilés romanesques qui 99 ans après se demandent encore comment quelqu’un d’aussi bien élevé que Nicolas II a pu se faire baiser la gueule comme ça.

 

De ceux qui vous donnent du Michenka daragoy !, qui vous roulent des R longs comme des porte-avions nucléaires, qui exhibent leurs samovars et leurs icônes à tout bout de champ, incapables qu’ils sont d’admettre que le dernier tzar était un fils de pute qui faisait tirer sur la foule quand on lui apportait une pétition.

 

En France, on a beaucoup de clichés sur les Russes. Je suis bien placé pour en parler : dès la cour d’école, vous avez beau vous appeler Romain ou David comme tout le monde, si vous avez un nom à consonance russe, on vous appelle Igor. Et on crie vodka ! troïka ! pirojki ! sur votre passage.

 

Mais personne ne véhicule autant de clichés que les exilés eux-mêmes. En particulier mon arrière-grand-mère Natacha, qui n’a cessé de me bassiner toute mon enfance avec la splendeur des bals de la cour, dont je doute qu’elle ait beaucoup de souvenirs vu qu’elle avait cinq ans quand elle est passée à l’occident.

 

J’imagine que quelque part, ce genre de légendes familiales, c’est la fatalité des exilés. Imaginez : vous êtes les perdants de l’histoire, mais vous ne pouvez pas trop vous plaindre : vous n’étiez pas dans le camp des gentils. Bon. Il faut bien une compensation. Comme par exemple l’idée, le souvenir, le mythe que quelles que soient les galères par lesquelles on a eu à passer, on a été des princes.

 

Mais moi qui ai connu les générations suivantes, je sais surtout qu’on a été chauffeurs de taxi, chanteurs exotiques, gigolos de luxe, escrocs à l’assurance, vendeuses en grande surface, voire même ouvriers, avec un sentiment de déchéance indélébile. Que faire d’un héritage pareil ?

 

Quand on est comme moi un peu féru d’histoire, c’est difficile de croire son arrière grand-mère qui radote avec l’accent de Pouchkine que l’exploitation, l’étiquette, le servage, c’était mieux avant.

 

De là à devenir bolchevik, c’est à dire entrer dans le camp de ceux qui ont cherché à vous exterminer, rien que pour emmerder votre famille, eh bien… il faut quand même pas déconner.

 

Intellectuellement, donc, et politiquement, pour les gens comme moi qui n’ont pas demandé à vivre avec ce folklore, reste une solution : l’anarchie.

 

Une indiscutable tradition russe, vous me direz. Certes, mais qui me donne au moins la joie de voir pâlir mon arrière-grand-mère Natacha, et ses aristocratiques lèvres devenir violettes d’horreur.

 

Bref, je suis devenu libertaire, internationaliste et citoyen du monde, et je me suis construit dans le rejet de tout ce qui était russe, notamment tout le XXè siècle russe, que je trouvais froid, gris, sordide. Je ne sais pas comment vivent les Juifs et les Arméniens avec le poids de leur passé pesant, en ce qui me concerne, c’était : NIET. Je ne suis pas Russe, babouchka diedouchka n’insistez pas, je refuse d’assumer votre traumatisme et votre rancœur historique. Qu’on me foute la paix avec cet héritage.

 

Et puis, vers la fin de l’adolescence, j’ai développé une passion morbide pour toute cette partie de l’histoire nationale que ma famille a loupée. Je me suis mis à avaler un tas de trucs sur la Russie, mais pas la Russie enchantée des bals à la Natacha : la Russie du goulag, des purges, des famines, des congrès du Parti, de Laïka et de Spoutnik. Sous toutes les formes : documentaires, cinéma, littérature, histoire. Parfois on aime se faire du mal.

 

La dernière fois, c’était avec La folie d’Alekseyev.

 

La folie d’Alekseyev est le dernier livre du poète Jean-Baptiste Cabaud. Vous pouvez vous aventurer là-dedans si vous avez une bouteille de vodka et une couverture de survie.

 

Ce sont des récits courts. Ou des poèmes en prose. On sait pas. On s’en fout. Un bouquin paradoxal : maigre à l’extérieur et large à l’intérieur. Avec une tendance à sauter du coq à l’âne, de passer de figures anonymes de déportés, à des figures discrètes de scientifiques, à des figures carrément publiques d’écrivains. (Des gens comme Akhmatova, Chalamov, Mandelstam, Essénine. Le genre de poètes dont mon arrière-grand-mère Natacha ne cessait de me rebattre alors qu’il n’y avait pas dix bouquins chez elle, et encore. Les Souvenirs d’un pèlerin russe, une biographie de Raspoutine, des choses comme ça.)

 

Mais il y a surtout Alekseyev. Alekseyev, le fou du titre.

 

Le bouquin de Cabaud a l’immense mérite d’attaquer la Russie, ou les clichés sur la Russie, par le versant le moins sexy qui soit : le héros est un ingénieur de l’aviation militaire. Et le décor, c’est la Sibérie, le cercle polaire, les années 50 : une terre noire et blanche, des arbres secs, des palissades de fortune, et rien d’autre. C’est la toundra (ou la steppe, Cabaud utilise les deux mots indifféremment). On y souffre, on s’y emmerde. Ou on devient dingue. Les rares formes humaines qu’on y croise se divisent en deux catégories : les zeks, et Rostislav Alekseyev.

 

Les zeks sont des prisonniers politiques, des travailleurs forcés. On les a envoyés là principalement pour crever, et accessoirement pour construire des choses extravagantes comme des gares, des usines, des villes entières, des centres de recherches expérimentales pour l’aviation militaire. Le matin, ils crachent en l’air, espérant que leur glaviot retombera au sol avant d’avoir gelé, sans quoi ça augure le grand froid, le gel, l’engourdissement, la mort. Ça, c’est la première partie du livre.

 

Et puis il y a Alekseyev.

 

Alekseyev n’est pas un zek. C’est un ingénieur. Un homme qui travaille sur des projets ultra-secrets de l’aviation soviétique. Un solitaire qui préfère les avions aux hommes. Qui s’occupe de calculs sur les masses et la résistance de l’air. Depuis qu’il a vu voler, adolescent, par la fenêtre d’un ancien monastère déserté, une feuille à ras du sol, il ne pense qu’à ça. Avec une rage passionnée, dévorante, mystique. Et avec une curieuse obsession de l’opposition de la terre et du ciel, du haut et du bas.

 

Il croit au grand rêve communiste. Ça ne l’empêche pas d’être conscient du fait que s’il peut se livrer à des calculs savants au fin fond de la Sibérie, c’est parce que des zeks sont venus y mourir sur le chantier d’un centre de recherches. Mais son problème à lui n’est pas moral. Son problème est de mettre au point un engin, l’ekranoplane, un avion rectangulaire, ventru, énorme, et pour tout dire, difforme.

 

Un avion censé voler, comme une feuille soutenue par le vent, à ras du sol.

 

« Nous volerons à notre place, Evguéni ; notre juste place d’hommes. Au centre des éléments. Portés par le souffle de notre machine, nous naviguerons sur les vagues de la toundra. Puis lorsque celle-ci prendra fin, sans nous arrêter, sans même ralentir, nous poursuivrons sur la mer elle-même. Il faut raisonner comme la machine ! La terre, la mer, quelle différence crois-tu que cela fasse pour elle ? En conséquence, pourquoi se priver de l’une ou de l’autre ? Les vagues ne sont que des collines liquides, les vallonnements, une houle des terres. Alors écoute ! À trois mètres, dix au plus, les survoler, ces collines. Quatre cents kilomètres par heure. Plus s’il se peut. Glisser sur le relief, s’appuyer dessus. Se laisser porter, simplement. N’être que nous-mêmes, c’est là toute la beauté, mon ami ! Nous ne sommes pas des oiseaux. »

 

Et là, je me dis : il faut être dingue pour vouloir faire voler des avions à trois mètres du sol plutôt que de les envoyer au-dessus des nuages, là où on a de la place, du soleil, de l’espace. La propriété première des avions, je suis bien placé pour le savoir en tant que libertaire, c’est le vol.

 

Mais comme je l’ai dit plus haut, je ne suis pas russe, je refuse de l’être, alors je n’ai pas de steppe (ou de toundra) sur des milliers et des milliers de kilomètres sans obstacles, ni ville ni montagne ni falaise. Je ne me rends pas compte de l’avantage que l’ekranoplane représente pour les transports de troupes et de matériel, toutes ces choses hautement stratégiques.

 

Alekseyev, lui, se rend compte. Il semble aussi que la steppe lui soit montée à la tête. Ou bien la solitude. En l’occurrence, il n’a que deux personnes à qui parler. La première, c’est Svetlana, « fille de zek », à qui il parle comme à une pute, d’ailleurs c’est une pute :

 

« Obligation de devenir travailleuse libre… Notre système central ne manque pas d’humour mordant, tu ne trouves pas ? Tiens, ressers-moi donc de la vodka. Et c’est comme ça que tu t’es retrouvée putain au tombeau de Davydov… Oh, par Lénine, Sveta, détends-toi, prends un verre, tu me regardes comme si tu voulais me fusiller. »

           

L’autre personne, c’est Evguéni, le pilote chargé de tester les prototypes, à qui il sert des tirades énamourées :

 

« Ecoute, Génia, écoute. Entends-tu ? Cette vie que l’on ressent ici, l’entends-tu ? Oui, c’est la vie. Indéniablement, c’est la vie elle-même qui s’écoule au cœur de notre machine, mon ami. Sens comme tout vibre et exulte quand se met en marche le soleil de sa turbine. Sens le souffle de cette lumière, cette énergie chaude, contenue pour l’heure mais qui ne demande qu’à se propager, qu’à s’extirper d’elle-même pour faire vivre notre engin. Augmente légèrement la puissance du moteur maintenant, Evguéni. Oui, comme cela. »

 

Cette tirade m’a fait reposer le livre, et ne plus l’ouvrir pendant des jours. Parce qu’il y a ici quelque chose d’inhumain. Comment peut-on dire des mots pareils en parlant d’un avion ? De quelle espèce de steppe hystérique, de quel goulag intérieur l’auteur souffre-t-il pour écrire ça ? Moi, je suis vivant, voilà ce que je me disais. Et je pense qu’aucun être vivant ne devrait être condamné à reporter autant d’amour sur une machine.

 

Puis j’ai eu un scrupule. Et j’ai repris le livre. Et j’ai découvert pire qu’une folie : une logique. Une logique parfaite et mécanique, fuselée et opérationnelle, qui veut que dans une société qui se veut humaniste mais qui a bâti son humanisme sur les machines, l’industrie, l’armement, la modernisation, les purges, les déportations massives et les famines organisées, le seul amour encore exprimable est l’amour des machines. Des machines amples, généreuses, terriennes. Des machines qui correspondent sans doute au genre de femme qu’on a envie d’aimer quand on vit dans un décor aussi extrême. Pour se blottir entre ses seins, pour oublier. Avec une réserve d’amour aussi vaste que les plaines désolées.

 

Je ne suis pas fier de l’avouer, mais la lecture de ce bouquin a fait vaciller un instant tous mes principes. Je me suis demandé : est-ce que par hasard, traître à ma nation, j’aurais raté quelque chose ? Une intensité d’amour dont je ne serai jamais capable ?

 

Je ne sais pas. Peut-être.

 

Peut-être que je suis incapable de comprendre cette intensité d’amour parce que même si la vie est rude ici aussi, même si j’ai fait autant de boulots débiles que n’importe qui, si j’attrape des tendinites et respire des produits chimiques toute la journée pour payer mon loyer, même si je me suis fait matraquer en manif plus souvent qu’à mon tour, je ne connais rien de comparable à la neige qui vous arrive à la taille, au cercle polaire, à la nuit qui dure six mois et à la solitude absolue, à la mort partout, à l’absurde. C’est la limite de mon expérience, c’est comme ça et je n’y peux rien.

 

Mais quand je vois ce qu’il faut traverser de steppes inhospitalières (soit dans la vraie vie comme le héros du livre, soit comme moi dans les vingt premières pages du livre) pour connaître ces extases, je ne sais pas si je le regrette.

 

Tout comme je ne sais pas si je regrette d’être incapable de comprendre ces mots-là :

 

« Nous autres, Russes, sommes avides de liberté. Sans doute parce que nous ne l’avons jamais connue, expliqueront certaines théories des puissances occidentales à notre propos, elles qui ne nous voient qu’au travers du filtre de leurs propres idéologies. (…) Notre véritable quête n’est pas tant la liberté physique ou politique, que celle de l’esprit. Nous ne nous sentons pas prisonniers. De rien. D’aucun corps, d’aucun dieu ni d’aucun régime. D’aucune contrainte. (…) Un écrivain russe écrira sans doute un jour ce que notre âme sait déjà inconsciemment : la véritable liberté est la victoire sur la peur. La peur d’agir, la peur de transgresser l’établi, de transgresser l’habitude, les idées communes ; la peur de la véritable liberté de pensée, loin des principes et des schémas. »

 

La liberté, les avions, le ciel, l’absolu, l’esprit. Encore toutes les foutaises exaltées pour buveurs de vodka caricaturaux. Dit le libertaire en moi. L’héritier qui refuse. Et pourtant. Et pourtant, quelle que soit la force de mon déni, quelque chose me titille là-dedans. Quelque chose qui insidieusement, vicieusement, cherche à tout prix à me parler, à m’amadouer, à me concerner. Comme ces chansons tziganes qui malgré votre haine de tout ce qui est pathos, arrivent à vous tirer un nerf derrière les glandes lacrymales.

 

Je devrais sans doute demander à mon arrière-grand-mère Natacha ce qu’elle en pense, mais elle est si vieille, si vieille.

 

Elle ne supporte plus trop les émotions fortes.

 

 

La Folie d’Alekseyev, Jean-Baptiste Cabaud, Le Dernier télégramme, 2017.