Stéphane Bernard – Les Rapports (extraits)

24

 

Après qu’il ait passé la journée précédente

à traîner dans les couloirs et l’entrée du foyer,

espérant trouver quelqu’un avec qui discuter

qui ne lui serait ni étranger ni froid ou hostile,

Stéphane, vingt ans, en vient à cette accablante conclusion :

tous les résidents – malgré leurs vies

allant de burlesques à infernales,

et en dehors de l’habituelle poignée d’irréductibles solitaires inabordables –

ont un endroit où aller passer Noël.

Le soir du réveillon il fait tout de même les cent pas

entre le perron et la salle télé, guettant une arrivée, un départ.

Et ramassant les mégots « intéressants », encore fumables.

Puis, vers 20 heures, comme il ne voit personne

et qu’il n’a toujours pas la moindre idée de ce qu’il pourrait se mettre sous la dent,

il remonte dans sa chambre.

Passé le troisième étage il sent une faiblesse dans ses jambes

Pour la première fois depuis son emménagement,

le silence est total dans les couloirs, aucun bruit ne parvient d’aucune chambre.

Il allume la télé fraîchement héritée de sa grand-mère qui se trouve sur son lit défait

et qu’il est allé chercher au local Sernam de la gare au début du mois.

Elle a un peu souffert pendant le voyage.

Il ouvre le placard et regarde l’étagère, celle où il rangeait son coin « cuisine ».

Rien. Si on excepte deux gros oignons et un paquet de farine.

Un quart d’heure plus tard, quand la farine mélangée à l’eau se met à brûler,

il coupe le réchaud.

La couche supérieure de sa galette de fortune est liquide, encore crue,

et le dessous est noir, a presque fusionné avec la poêle.

Il attend que ça refroidisse et jette le tout dans la poubelle

et ouvre la fenêtre et se met à observer quelques minutes

les appartements qui lui font face

et la demi-douzaine de sapins, clignotants ou éteints,

et paisibles parmi des personnes affairées ou assises et riantes.

Il se remémore quelques visages – puis referme.

Il allume le mégot qu’il vient de sortir de sa poche,

s’allonge dans son lit et commence à regarder défiler le programme.

La petite télé couleur a bel et bien subi un choc dans le transport.

Elle est désormais en noir et blanc. Ou presque.

Un arc-en-ciel en strie la surface animée. Stéphane croque dans le premier oignon.

Les hommes et les femmes dans la boîte noire

se mettent à parler des diverses préparations de la dinde.

 

 

27

 

Willy, dix-huit ans, a dû passer par la chambre d’un ami

du troisième dont la fenêtre donne sur l’avenue

pour pouvoir s’engager sur la petite corniche

de vingt centimètres de large,

une casserole d’eau à la main,

et ce pour tenter d’ atteindre la chambre de Stéphane, vingt ans,

qui se trouve au quatrième.

Car Stéphane est en train de gagner la bataille d’eau.

Et d’ailleurs le voici qui apparaît à sa fenêtre ;

levant une bassine pleine à ras bord, il vise Willy.

Ce dernier est atteint de plein fouet,

ses cheveux blonds se plaquent immédiatement sur son visage

et l’eau mouille dans sa totalité l’espace sur la corniche

où Willy se tient et il dérape, un pied en équilibre dans le vide.

Tous ceux qui sont à leur fenêtre ont la bouche d’un coup grande ouverte

mais aucun son n’en sort

en dehors d’un « Fais gaffe, putain ! » jeté par son ami du troisième.

Les bras et la jambe gauche de Willy battent durant cinq secondes l’air.

Un ange passe. Les yeux sont figés, écarquillés.

Puis sans panique et avec sang-froid il reprend son équilibre

trois étages au-dessus de la gigantesque flaque sur le trottoir.

Il finit malgré tout par lancer le contenu de sa casserole en direction de Stéphane.

Celui-ci, encore tétanisé de son geste inconsidéré, ne cherche pas à l’éviter.

Mais l’eau ne l’atteint pas.

Et Willy éclate de rire quand juste avant d’enjamber la fenêtre,

dans le sens inverse cette fois – pour rentrer –, il glisse légèrement encore.

 

 

29

 

Il y a sur le sol une petite bibliothèque en pin

à plat et qui écrase une dizaine de livres éparpillés,

ouverts par accident ou encore fermés.

La Nouvelle Justine en deux volumes,

Les garçons sauvages et Les cités de la nuit écarlate

avec ses squelettes de Brueghel sur la couverture,

la Vénus de Sacher-Masoch, le Prométhée de Shelley,

une Généalogie de la morale partiellement déchirée,

un théâtre complet de Sophocle…

Et parmi les livres, des nouilles catapultées.

Le paquet presque vide gît contre le pied du lit

aux couvertures et aux draps défaits.

La petite tablette habituellement fixée au-dessus du lavabo

est tombée sans se briser.

Tube de dentifrice, brosses à dents et à cheveux,

coupe-ongles, déodorant cabossé,

bouteille de shampoing ouverte et dégoulinant

sur le Ma mère de Bataille,

serviettes encore humides,

stylos brisés et cigarettes broyées

forment une constellation secondaire

au milieu du chaos des livres et de feuilles A4 manuscrites raturées

ou vierges et intactes comme sorties du paquet,

et d’autres encore déchirées, froissées, mises en boule.

La lumière du matin inonde l’étrange tranquillité de la pièce détruite

et dans ses faisceaux des grains de poussière pris par elle dansent au ralenti.

Elle révèle également mais discrètement, les faisant à peine briller,

quelques CD et cassettes empilés près du poste

dont les cristaux noirs sur fond vert signalent l’arrêt du disque.

Bossanova, Berlin, Heathen Earth et le Substance de Joy Division

gisent en dehors de leur boîtier

et poinçonnent la moquette d’un bleu sale et brûlée de gros pois scintillants.

La bande d’une cassette d’Exploited a même été entièrement tirée,

et lancée comme une guirlande de réveillon

s’est accrochée à un cintre du placard ouvert et au porte-serviettes branlant.

Stéphane, vingt ans, est assis par terre dans cette chambre 401,

il fume une cigarette,

son cœur bat un peu moins vite maintenant

et il fixe le dernier étage de l’immeuble d’en face

et le ciel tout bleu au-dessus.

Sa vue est dégagée car l’épais rideau pourpre est au sol lui aussi.

On n’entend rien, aucun bruit,

excepté celui de l’enfilade des voitures qui passent

quatre étages plus bas sur le boulevard.

Mais soudain quelque chose s’anime dans la pièce.

Emet un petit grincement de souris.

Stéphane tourne la tête et remarque

que la tringle du rideau plantée dans le mur

bouge un peu, puis beaucoup,

puis gagne quelques centimètres en longueur

et pour finir – vlong ! – tombe sur le sol,

laissant un trou d’environ deux centimètres dans le plâtre.

Un œil noir y apparaît.

« Eh oh ? tout va bien là-dedans ? »

Stéphane reconnaît la petite voix un peu cassée mais délicate d’Ali.

Il sourit, pensant à la situation.

« Impec. »

« Bon, bah très bien. On se boit un thé dans ma piaule ? »

« D’accord, j’arrive. »

« Super. A tout de suite alors. »

Et l’œil disparaît.

 

 

36

 

Le lendemain de la soirée

durant laquelle Stéphane, vingt ans,

a rompu avec Valérie, vingt-trois ans –

tandis qu’elle, le suppliait de poursuivre leur relation –,

Stéphane entre sans frapper, ou presque,

dans la chambre de son ami Willy, dix-huit ans,

afin d’y récupérer quelque chose.

Il trouve son ami au lit avec Valérie.

Willy et son ex-petite-amie semblent embarrassés par la situation

mais Stéphane, lui, ne le semble pas.

Et en effet il ne l’est pas,

et cela le surprend lui-même.

Alors, fouillant dans le bazar sur la table

parmi les cendriers,

les assiettes sales

et les paquets de cigarettes vides,

il dit à Valérie : « Tu vois,

c’était pas la peine d’en faire une maladie,

ça va déjà mieux, non ? »,

et puis il sort

avec à la main ce qu’il est venu chercher.

 

D’autres rapports, avec des trous, sont lisibles sur le site de Stéphane Bernard.