C’est au creux de l’oreiller que la mer tourbillonne rageusement et que déborde une écume jaunâtre qui engloutit la ville comme une bouche mousseuse. Éteintes les lumières des rues, des parkings, des bars et des cafés, grillées les ampoules. L’électricité ne passe plus dans les fils qui reliaient ces petits endroits où la vie grouillait joyeusement comme une bande de cafards sous la poubelle d’un restaurant. Le courant ne s’ouvre plus dans ces lieux vivants et ces foyers où les gens buvaient, riaient, mangeaient. Dans ces lieux de vie commune, où les gens faisaient souffrir avec délectation et souffraient ; communiquaient sous la musique bruyante et l’éclairage coloré et mobile des spotligths.
L’écume avait peu à peu grandi et gonflé jusqu’à dépasser la taille des buildings qu’elle avait fini par ensevelir. Elle était légère et quasi inoffensive mais sa masse avait fait quelques dégâts. L’obscurité retourna à la nuit et le jour à la nuit. La vie prise au jour fut rendue à la nuit. Il y eut un calme puis un mouvement de panique qui bloqua tout mouvement vers l’extérieur pendant une journée entière et puis le silence à nouveau. J’étais restée là. J’avais toujours le désir d’aller à la mer et puis, je n’avais nulle part d’autre où aller. Pas d’autre maison, pas d’amis, pas de famille. Alors me voici, maîtresse des fantômes. Parfois je cherche un moyen d’émerger, voir ce qu’il y a dessus, si le ciel toujours est, si toujours il est aussi bleu qu’avant, si toujours il est étoilé. Je voudrais savoir le temps, l’heure qu’il fait. Y a-t-il d’autres gens, à part moi, qui sont restés là ? Parfois, je veux traverser ce naufrage terrestre je cherche, j’explore sans savoir où je vais, perdue dans ce dédale sous-marin, l’instinct guide. Je glisse, rampe, cours dans un couloir éclairé par des néons blafards.
Ensuite une porte, qui bloque mais en forçant bien on peut l’ouvrir. De l’autre côté une pièce sombre, lorsque les yeux s’habituent ils distinguent enfin des rongeurs dans une cage des centaines de cages et à l’intérieur, des rongeurs d’espèces différentes, des rats, des écureuils, des souris, des ragondins, des cochons d’Inde et d’autres espèces inconnues, hybrides ; nées de divers croisements, nées du résultat d’ expériences de quelque savant fou, perdu, disparu dans le washing machine peut-être…Peut-être qu’il est encore là tout près, peut-être qu’il m’observe quelque part. Peut-être même que j’hallucine. Les rongeurs bougent dans leur cage, ils font un bruit affolé mais timide. Je me sens familière à ces bêtes bizarres et sans raison véritable, responsable d’eux. Une responsabilité qui pèse, un lourd poids volontaire ; comment s’en libérer ? Je pense à les nourrir, les nourrir, les protéger, nettoyer leur cage qui sent, séparer les mâles des femelles sinon ils vont se multiplier, ça va grouiller de partout. Il y a environ six individus dans une seule cage, disons trois mâles et trois femelles. Sauf raison particulière les trois femelles risquent d’être fécondées. Supposons qu’il y a six petits dans une portée. Trois portées feront dix-huit petits. Si la moitié de ces petits, c’est-à-dire neuf sont femelles plus les trois précédentes, cela fera dans peu de temps douze femelles fécondables. Si ces femelles ont chacune une portée de six, alors ça fera bientôt soixante-douze petits. Et si la moitié de ces soixante-douze, c’est-à-dire trente-six sont des femelles et que chacune à une portée de six, moins les trois premières, ça fait trente-trois. Trente-trois fois six ça fait cent-quatre-vingt-dix-huit nouveaux rongeurs ; j’additionne avec les précédents, ce qui fait un total de trois cent quatre-vingt-dix-sept. Il doit y avoir cent cages dans cette pièce. Oui, cent cages. Donc d’ici quelque temps je risque de me retrouver avec trois cent quatre-vingt-dix-sept mille rongeurs.
Pourquoi vouloir m’occuper d’eux, ce n’est que de la vermine. Je suis une femme forte une femme seule, une femme forte ne peut pas s’encombrer de petits animaux, c’est impossible. Comment sont-ils arrivés là ? J’invente des subterfuges pour me débarrasser de ce poids moral inutile. Comment les tuer ? Violente liberté. Un sentiment de culpabilité m’envahit. Je résiste, résiste. Je me mords la langue de toutes les forces qu’il m’est possible de mordre. Je la serre autant que je peux, je la serre entre mes dents sans la lâcher. Je la mords et, quand je finis par desserrer, ma langue gonfle, sans s’arrêter, elle continue de gonfler, jusqu’à emplir totalement l’espace de ma bouche. Ma bouche est pleine de ma langue, j’étouffe.