Thierry Roquet – On a tous un tournant à prendre et faut que ce soit le bon moment

 

 

 

en 1991 

les USA envahissent l’Irak 

je suis presque toute la journée devant CNN 

abruti d’images de guerre 

d’explications d’experts 

vous savez le Koweit, son pétrole, la politique de George Bush, ce salaud de Saddam Hussein, tout ça 

je suis le voyeur exalté 

d’un conflit qui aurait la saveur d’un bon vieux film 

de Samuel Fuller 

 

mais moi 

en mars de cette année-là 

je refuse catégoriquement 

de faire mon service militaire 

quand j’ai vu la tronche des gars sur le quai de la gare j’ai fait demi-tour 

après des mois et des mois d’attente 

et deux convocations supplémentaires 

auxquelles je ne réponds évidemment pas 

dont la dernière dans les paras des Alpes 

j’angoisse d’ailleurs pas mal à l’idée de voir débarquer les flics 

pour m’y emmener de force 

je passe devant un Psy de l’armée 

qui me trouve 

enfin 

des tendances suicidaires 

noté P4 

puis 

exempté 

 

en 1991 

je ne me sens pas prêt 

j’ai besoin de faire le point 

je crois que j’ai envie d’action 

quoique cette idée soit assez vague 

je n’influe en rien sur le déroulement des choses 

je stagne dans les eaux 

calmes 

lénifiantes 

d’une existence déterminée depuis trop longtemps 

 

je vis reclus chez moi 

c’est encore chez mes parents mais je m’enferme dans ma chambre 

je prends des notes sur des carnets intimes 

je cherche l’inflexion 

au travers des fantasmes 

 

je suis tout juste parvenu à en casser quelques codes 

j’ai déjà laissé en plan mes études d’économie 

je continue de mentir à mes parents avec un bel aplomb 

j’ai déjà envisagé de me barrer d’ici et de squatter au hasard 

je manque de ce courage 

j’ai déjà renoncé à devenir footballeur professionnel 

ou 

commissaire de police 

ou 

commercial dans une grande entreprise 

je découvre l’univers sale de Bukowski 

les bouquins de Drieu la Rochelle et de Roger Vaillant 

j’écoute la poésie de Léo Ferré 

la mélancolie d’un Leonard Cohen 

je mets en boucle « Your funeral, my trial » de Nick Cave 

je me lave & m’habille à la mode grunge 

je vis reclus chez moi 

Il m’arrive même de relire le soir les Evangiles pour une consolation c’est dire 

 

à la télé 

on nous annonce les morts de Gainsbourg 

de Klaus Barbie, de Miles Davis, de Freddie Mercury 

et d’Yves Montand 

tandis que moi 

je m’en fous des cérémonies des hommages 

je ne suis rien pas grand-chose 

j’empile les bouteilles vides de bières 

sur les étagères de ma chambre 

je fais mes emplettes au supermarché du coin 

marques belges, françaises, allemandes, tchèques, chinoises ou espagnoles tout y passe 

je sers de confident à un professeur de musique 

trompé par sa femme 

et qui veut m’emmener aux putes 

un soir de saoulerie à deux 

je mate la jolie voisine 

à la fenêtre de chez moi 

et je me branle 

pour pouvoir penser à autre chose 

 

en 1991 

les USA ont battu l’Irak à plate couture 

CNN ne m’intéresse plus du tout 

mes parents en ont marre de ma présence devenue inutile 

en fait, un matin, ils me crient de me casser d’ici au plus vite 

OK OK 

je dégote un petit boulot de réceptionniste 

je rencontre Marie 

elle ne me plaît pas vraiment mais je lui plais c’est fou ça 

pendant les quelques mois de notre histoire 

de cul 

je m’incruste chez elle 

avec son consentement 

elle me présente sa fille de presque mon âge 

sa tortue naine 

elle se targue même de savoir lire dans les 

lignes de ma main 

 

en 1991 

c’est comme une autre forme de vie 

encore embryonnaire 

qui me permet d’envisager de répondre 

à la question angoissée de mes parents, au téléphone 

 – Qu’est-ce que tu vas faire de ta vie ? 

 – J’en sais rien, mais ça va venir, oui ça va venir…