Faut-il se réjouir de la mort des morts ?
C’est une question.
Personnellement, (moi, Emile Puyg), je pense que non.
Or Damon, or Sapin :
ils ne sont pas comme moi.
Pour parler vrai, ils ne sont même pas
comme vous.
Depuis que Bonnefoy, Yves est mort,
Sapin et Damon
n’en peuvent plus.
Ils ne le disent pas, bien sûr :
mais dans le fond ils se réjouissent qu’Yves Bonnefoy soit mort,
car cela fait de Realpoetik (leur revue)
la première revue de l’histoire des revues de poésie
à avoir tué Yves Bonnefoy EN MOINS DE SEPT NUMEROS.
Ils ne le disent pas, ils ne s’en vantent pas, mais ils en sont très fiers.
Dans le secret de leur intimité partagée
ils s’en congratulent.
Ce genre de personnages…
Il vaudrait mieux ne pas connaître ce genre de personnages.
Enfin : on les connaît, il faut faire avec.
C’est qu’on peut difficilement leur échapper. Pour ma part.
Ils ont tout : mon téléphone, mon adresse, le nom du cimetière
dans lequel repose ma bien-aimée
mère : tout.
Et voilà qu’ils veulent une notice
nécrologique :
que je leur ponde à nouveau
quelque chose sur Bonnefoy, histoire d’enfoncer le clou
dans le cercueil.
Pourquoi en parler encore (leur dis-je), puisque ça y est :
le job est fait ?
Maintenant qu’on l’a tué,
leur dis-je,
faut le laisser tranquille,
faut en tuer un autre.
Et Sapin de me susurrer, à l’oreille, tendrement :
vas-y.
Vas-y Puyg.
Tue qui tu veux.
Mais non. Le goût du meurtre m’est passé.
Aussi je vais parler d’un vivant
et qui le restera :
Ch’vavar, et puis d’une foule
de ses camarades du Nord
qui avec lui
ont construit un livre.
–
Tout a commencé, encore, avec Damon et Sapin.
Sapin et Damon qui n’ont jamais un radis pour rien,
qui passent leur temps à vous taxer qui des cigarettes qui des livres
qui des slips kangourou, qui des boîtes de conserve pour tenir la semaine,
Sapin et Damon qui se concertent pour ne pas s’abonner
à la même revue ni acheter un recueil
que l’autre aurait déjà, Sapin et Damon, vous dis-je,
Damon et Sapin ont acheté
tous les deux le même bouquin
oui
tous les deux le même bouquin
– l’œuvre de Ch’vavar
et de ses camarades –
bouquin qui s’appelle
CADAVRE GRAND M’A RACONTE
ANTHOLOGIE DE LA POESIE
DES FOUS ET DES CRETINS
DANS LE NORD DE LA FRANCE.
Oui, ils l’ont acheté
tous les deux
alors même que ce n’est pas donné, cette histoire
(environ un cinquième de nuit d’infirmier pour Sapin
ou bien
140 minutes de jour de bibliothécaire pour Damon).
Ils l’ont acheté. Et l’un des deux, Damon, Sapin, me l’a prêté.
Je ne sais plus lequel.
Il était grand.
(Mais ils sont tous deux grands
pour un qui fait ma taille.)
Alors ce livre, je dois dire
(vous me connaissez, je suis cuistre)
je dois dire, au début, j’en avais peur,
car je ne connaissais rien à la poésie picarde, ni à la Picardie en fait,
ni à la poésie nordique, mais maintenant je sais :
ces gens-là (les gens de là-haut, les gens issus du froid)
sont différents. Pas comme nous.
Ils ont la tête froide, un bloc de glace, la folie froide, un bloc de glace,
la sottise froide, un bloc de glace.
Une chose est sûre : ce n’est pas dans le Sud qu’on ferait de la poésie comme ça.
Nous autres, sortis des courges, du soleil : plus personne.
Alors qu’en haut chez eux : tout un peuple de poètes.
Je ne sais pas au juste combien, un certain nombre, une vraie force
multiple et mêmement picarde,
avec ça le plus surprenant
c’est de se retrouver
à tous les aimer,
à les aimer
presque tous pareil
(même si certains
saillent : Delaewere, Beaussart),
et puis de se retrouver
à aimer leurs vies,
la matière tremblante
de leurs vies,
(chaque poète de CADAVRE
est introduit par une notice
biographique), comme s’il y avait
une sorte de poésie
qui serait
la poésie de la vie résumée
et qui serait
la poésie la meilleure.
Mais peut-être que c’est là mon esprit
trop terrien qui veut ça : de parfois préférer
la vie des poètes
à leur poésie,
d’aimer la force
de ces lignes biographiques :
Fin des années soixante-dix. Elle [Mauricette Beaussart] s’initie
à l’informatique au cours d’un stage à la MJC ‘‘Terre-Neuve’’ de Dunkerque.
presque autant, sinon plus
que la poésie propre
de Mauricette.
–
C’est mon problème, ça : j’aime les vies.
C’est ça que j’aime ; c’est ça que je préfère.
Ça me fait l’effet, je dois dire,
d’une grande, d’une touchante
archive humaine, ce CADAVRE de Ch’vavar,
comme si Ch’vavar, allant voir tous ces gars et toutes ces filles,
recueillant leurs textes,
les avait en quelque sorte collectés
comme on collecte aujourd’hui la voix des vieillards
comme on va faire du collectage
en Auvergne ou dans le Vercors ou Dieu sait
comme on va recueillir
l’histoire de la vie d’un vieux
dans une cuisine chauffée à la flamme
au beau milieu de l’hiver
et de nulle part.
Alors je dois vous dire, moi, (Emile Puyg),
je dois vous dire que ça me fascine ces vies,
comme me fascine la vie des gars qui échouent chez moi
dans mon jardin solidaire
(c’est pour ça sans doute que je fais ce boulot),
oui ça me fascine les vies,
ça me fascine les vies en fin de compte plus que les œuvres.
Il y a une raison à ça peut-être qui est assez simple :
c’est que les vies ne sont pas des œuvres;
quel que soit le soin qu’on y met
on peut pas faire de sa vie une œuvre,
on n’élimine jamais de sa vie le trivial et la honte
et les mauvais souvenirs,
on perd toujours le superbe on perd toujours ce qui valait le coup
dans une vie.
Mais dans une œuvre
on est tranquille, on peut gommer
raturer et rayer encore,
dans une œuvre il suffit de travailler,
si on travaille suffisamment
l’œuvre sera quasiment comme on veut,
comme un champ de patates
planté en lignes
bien droites.
Ça n’arrange pas mes affaires d’avouer
que je préfère les vies aux œuvres car bon,
si Damon et Sapin découvrent
que ce que j’aime en fait
c’est les vies,
que c’est pas les bouquins
mais la vie des types qui écrivent des bouquins
qui m’intéresse
et que c’est pas leurs textes à eux à Damon et Sapin
qui m’intéressent
mais eux-mêmes,
s’ils découvrent ça c’est sûr,
ils ne me le pardonneront jamais.
Je ne les verrai plus.
Ils s’éloigneront de moi.
Ne passeront plus me voir à Nîmes.
Resteront en haut à Lyon.
Je serai seul.
Car je suis un homme assez seul depuis que ma mère est morte.
Ce serait bien malheureux. Il faut reconnaître que
même s’ils me fatiguent parfois,
même s’ils se réjouissent de choses idiotes comme de la mort des morts,
j’apprécie la compagnie de Damon et Sapin.
S’ils m’abandonnent,
moi Emile Puyg,
je sais que je serai seul,
seul avec pour seule compagnie
la compagnie de quelques bons bouquins
comme le CADAVRE de Ch’vavar.
Or personne sait
si ça suffit
la compagnie des bons bouquins.