Gérard est vivant.
Gérard est tellurique.
Gérard est animal.
Gérard est connecté.
Les forces agissent sur Gérard et il se laisse couler.
Gérard embrasse le Grand Tout avec le Grand N’importe quoi.
Gérard sait la vérité sur l’Ukraine.
Gérard a trouvé l’éveil autour d’une statue de bouddha à Shaolin.
Gérard est l’ami intime de tous les intouchables de l’Inde.
Gérard ne tue jamais un cochon sans le caresser et lui parler pendant deux heures.
Gérard est Dada.
Gérard est tout et son contraire.
Gérard est nu.
Gérard est dans un lieu de culte.
Gérard est nu dans un lieu de culte et embrasse du regard le fin halo lumineux qui descend sur lui.
Gérard est Innocent (c’est écrit sur la couverture).
Vous qui lisez ces mots,
ne croyez pas que je sois tombé entre les mains d’une secte,
ni que je prépare une performance de poésie sonore
à l’université Grenoble-3.
J’ai simplement lu le dernier livre de Gérard Depardieu,
intitulé Innocent.
Paru chez J-C Lattès en novembre 2015.
Et j’en suis sorti tout ragaillardi.
Certes, Gérard nu,
on l’a vu dans des films.
Par exemple nu et gros et ouvrier dans Germinal, par exemple
nu glorieux irrésistible voyou dans Les Valseuses,
par exemple nu, historique et co-masturbé avec Robert De Niro
dans 1900.
Mais ces nus de Gérard à travers les âges n’étaient pas Gérard.
Ou pas TOUT Gérard.
Les metteurs en scène qui au cours des décennies
ont fantasmé Gérard,
ou se sont fantasmés en Gérard
sur pellicule,
ont immanquablement raté quelque chose de sa nudité.
Or, c’est justement cette nudité
que nous offre Innocent.
Gérard se livre.
C’est-à-dire qu’il fait un livre, mais un livre qui ressemble à une conversation,
arrosée parfois, mystique souvent,
chasse-pêche-nature-traditions par endroits.
Il y a un peu de tout, cinéma, argent, politique, lectures, voyages, agriculture, mariage, souvenirs d’enfance,
mais c’est un Grand Tout.
Il y a un aussi un peu n’importe quoi, religion, philosophie de la vie, instances européennes, géopolitique, Union Soviétique, impôts, anniversaires de président tchétchène,
mais c’est un Grand N’importe quoi.
Et pour cause.
Gérard a de gros besoins spirituels,
et ne supporte pas l’ennui et la médiocrité.
Alors il boit, ou il se tire en Inde parler de l’éveil avec des intouchables,
ou en Russie
causer géopolitique avec son ami Vladimir Vladimirovitch Poutine.
Ou à Shaolin, découvrir l’éveil en tournant autour d’une statue de Bouddha.
Mais que ce soit un président russe un magnum de vodka ou un bouddha en pierre du VIè siècle,
Gérard a ce même rapport excessif à la vie
qui n’est jamais loin du mystique,
qui n’est jamais loin de l’alcoolique en pleine descente.
Ce qui donne, à l’arrivée,
un curieux mélange de Bernard Lavilliers et de Sainte Thérèse d’Avila.
Le genre de personnage qui, si je le rencontrais dans la réalité réelle,
me ferait sans doute fuir.
Alors la question de savoir pourquoi moi,
qui suis dans la vie exactement ce mélange d’ennui et de médiocrité
que Gérard déteste,
je prends un tel plaisir à lire les œuvres de types
que je ne pourrais pas saquer dans la réalité réelle,
qui ont tout fait,
qui ont tout vu,
qui vont vous expliquer la vie,
tous ces types, souvent de tendance mystico-droitière
qui méprisent leur époque
et sont toujours la seule personne au monde à connaître la vraie recette du cassoulet toulousain,
la question se pose,
et pour l’instant,
je n’y ai pas trouvé le début d’une réponse.
Tout ce que je sais, c’est que, quand Gérard dit :
« Être dépendant de l’alcool seulement, c’est d’une tristesse totale ! Il y a la drogue, il y a le cul, il y a le saucisson à l’ail, il y a le jarret de porc, il y a Saint Augustin ! « .
, j’ai envie de l’embrasser.
Cette dynamique entre le jarret de porc et Saint Augustin m’enchante,
parce que Gérard met « jarret de porc » là où n’importe quel con de poète
aurait mis « indicible »,
et aussi,
parce que c’est ramener la littérature et la spiritualité
au concret, au physique, à la fringale.
À la vie quotidienne.
*
Alors bien sûr, la différence entre Gérard et vous et moi,
c’est que quand Gérard en a marre,
quand Gérard est en pleine descente,
de président, de vodka, de bouddha,
quand Gérard a la gueule de bois,
il peut prendre un avion.
Comme ça, sans raison, parce qu’il s’ennuie
et que quand on a autant de thune que lui
prendre un avion est aussi facile que déboucher une bouteille.
Mais je ne ferai pas d’analyse marxiste
de Gérard et de son pognon.
Ce ne serait juste ni pour Gérard,
ni pour le lecteur que je suis.
Car merde.
Je revendique le droit, moi aussi, de prendre l’illumination où je la trouve,
que ce soit dans le deuxième litre de café du matin,
dans une file d’attente,
dans un pot de chambre.
Ou dans le bouquin à Gérard.
Mais en quoi ce livre se différencie-t-il
d’un simple discours de comptoir
de type qui a tout vécu, me direz-vous ?
Eh bien,
en deux choses :
1) Innocent ne fait que 120 pages.
2) Les 120 pages d’Innocent ont été choisies, travaillées, élaguées par un nègre de J-C Lattès,
que je voudrais saluer ici
pour sa conscience professionnelle.
*
La différence entre un fou et un poète,
dit le poète,
c’est qu’un fou ne sait pas où s’arrêter.
On pourra gloser autant qu’on voudra
sur le fait que le poète qui a dit ça
était Christophe Tarkos,
et se demander si Christophe Tarkos savait s’arrêter,
il n’en reste pas moins que cette phrase,
appliquée à Gérard,
remet en perspective la notion d’art brut
ainsi que moult questions éditoriales touchant à l’attribution de l’œuvre.
Car ce livre prouve qu’un fou, ou un ivrogne ― dans le cas de Gérard ―,
ou n’importe quel con anatomiquement ou chimiquement préparé
à embrasser le Grand Tout avec le Grand N’importe quoi,
MAIS assez connu pour qu’un éditeur tel que J-C Lattès
lui paie quelqu’un pour couper à sa place,
peut tout à fait faire un poète potable.
Je ne dis pas ça pour pousser les metteurs en scène de demain
à fantasmer Gérard nu
avec un Nègre.
Je dis seulement que le geste de la création poétique peut se mettre
en équation comme suit :
UN IVROGNE + UN NÈGRE = UN POÈTE.
*
J’ai dit plus haut que Gérard, c’est tout.
Il faut ajouter qu’en conséquence, Gérard, c’est trop.
Trop d’activité, trop de mouvement, trop de bagout.
Le type, en tant que type,
doit être épuisant.
Il dit lui-même qu’après sa mort,
les gens qui l’aiment seront soulagés
de pouvoir enfin l’aimer tranquillement.
Mais nous,
qui aimons Gérard à distance avec le choix de lire ou non son bouquin
si et quand nous le décidons,
devons saluer le travail du nègre de chez J-C Lattès :
il a su faire un bouquin lisible
en respectant l’ivrogne en Gérard,
ses outrances,
ses tendances à l’auto-célébration.
C’est à dire qu’on trouve dans Innocent assez de conneries démagogiques
pour remplir un débat d’actualités sur TF1
ou une page de commentaires au bas d’un article sur le féminisme végétalien.
Mais le dévidoir à vérités paspolitiquementcorrek’,
notre héros, nègre chez J-C Lattès,
le coupe juste à temps pour que l’ensemble reste digérable
alors même qu’on sent que Gérard,
par ailleurs amoureux du roman russe du XIXè,
tiendrait facilement ses 800 pages.
Innocent ne dépasse pas les 120 pages.
On l’a dit.
On le redit.
C’est très important.
C’est grâce à cette mesure dans la démesure
qu’on peut progresser aisément dans Innocent, pelleter la boue, filtrer les scories,
et sortir des pépites comme :
« Quand l’ennui me prend, moi, je bois énormément ou je mange énormément. Même si un plat n’est pas bon, je le bouffe quand même, pour savoir pourquoi c’est de la merde ou pour voir si par hasard il n’y a pas une bouchée de bonne dans le fond ».
C’est ainsi qu’il faut lire ce livre.
Chercher la bouchée bonne dans le fond.
Et c’est comme ça que j’entends la littérature.
Ça tient peut-être encore à mon tempérament de lecteur,
mais je ne déteste pas qu’il y ait un peu de déchet dans livre.
Que ça se barre en couilles, qu’on trouve des longueurs,
comme chez Kerouac avec les délires mystiques,
comme chez Cendrars quand il s’emballe avec ses digressions,
comme chez Nick Tosches avec ses commentaires sur la bouffe.
Et comme un bon pote à moi, poète professionnel et pour autant très peu ivrogne,
m’a souvent reproché de faire dans mes bouquins.
Je n’y peux rien : j’ai toujours considéré la mesure, le bon goût, la finesse,
l’intelligence même quand on la prend toute seule,
comme des principes de mort.
Un monde où seuls les bons livres
auraient quelque chose à nous apporter,
un monde où le bon goût, la pondération,
le nombre d’or, la sobriété, l’élégance régneraient,
je ne voudrais pas y vivre.
*
Car c’est encore et toujours de vie qu’on parle.
En fait de bordel d’où émerge çà et là une fulgurance,
Innocent est semblable à la vie.
Ou en tout cas, à la vie telle que j’aime à l’imaginer,
quand je crois à la poésie, à l’amour,
au jarret de porc et à toutes ces conneries.
Et je me dis qu’un jour peut-être, moi aussi,
je vivrai ma vie —
métro, fiche de paie, linge à étendre, fond de cafetière, week-ends prolongés —
comme si j’étais à poil dans un lieu de culte,
sous une lumière divine,
avec seulement un autel pour me cacher la bite.
C’est ça que je me dis,
en terminant ce bouquin de Gérard et son nègre.
Et si vous êtes comme moi,
un connard de base qui n’a pas J-C Lattès pour se payer un nègre,
eh bien, soyez ce nègre.
L’ivrogne, vous le serez toujours : à la vinasse, au sport, au porno, à votre travail, au tiercé, à Facebook, à vos gosses, au sucre, à la politique, aux sacs à main.
Cet ivrogne vous bouffe de l’énergie et met votre vie en morceaux — bravo,
vous êtes humain.
Le nègre passe la balayette, scrute les miettes,
les étiquette et les classe pour les générations futures,
remplit la poubelle de tri.
Bravo, vous êtes poète.
C’est un travail de merde.
Personnellement je m’y astreins chaque jour de 6 à 8 heures du mat
depuis 1998.
Et pour pas un rond.
Et c’est ingrat.
On ne demande pas à un nègre de faire preuve de créativité et de panache.
On lui demande de faire son taf.
Et de fermer sa gueule.
*
Bien sûr,
tout ça n’est qu’illusion.
On peut faire le nudiste à Shaolin ou à Saint-Pierre-de-Rome,
au bout d’un moment l’ennui et la médiocrité reviennent.
Et Gérard doit savoir ça, sinon
il ne prendrait pas autant d’avions.
Et on peut avoir en soi l’ivrogne le plus généreux,
le nègre le plus scrupuleux,
la poésie est et restera
comme le tuning,
la chose la plus importante du monde pour ceux qui savent,
un passe-temps chelou pour les autres.
Seulement,
entre deux vins, entre deux métros
j’aimerais savoir garder assez d’énergie et de motivation pour être capable,
comme Gérard,
d’écrire sans ironie :
« Je ne cherche pas à être un saint.
Je ne suis pas contre, mais être un saint, c’est dur.
La vie d’un saint est chiante.
Je préfère être ce que je suis.
Continuer à être ce que je suis.
Un innocent.
Quelqu’un à qui les choses arrivent, qui laisse les choses lui arriver sans aucune préméditation.
Quelqu’un qui traverse la beauté des choses et qui est traversé par la beauté des choses.
Je suis quelqu’un qui se fie à la vie, aux autres, je ne suis pas quelqu’un qui se méfie.
C’est là en général que tu te fais ratatiner la gueule mais ça ne fait rien. »