Emile Puyg – Avoir un bon ennemi

Il est toujours utile d’avoir un bon ennemi.

Ce n’est pas le goût du paradoxe

(pas seulement)

qui poussait ma mère, Marie-Espérance Puyg, à dire :

« un bon ennemi sous le coude vaut mieux

qu’un mauvais ami dans le dos »

mais sa grande

sa très grande expérience

de la vie.

 

Ce qui tombe bien,

c’est que

REALPOETIK

a une technique pour distinguer

le bon du mauvais

ennemi :

un bon ennemi est encore vivant

(sinon ce serait trop facile)

mais pas trop

(sinon ce serait trop dur).

Un bon ennemi a écrit beaucoup de poésie.

Un bon ennemi est un poète reconnu.

Un bon ennemi ne peut pas se défendre

(il ignore qu’on l’attaque).

Un bon ennemi a eu son heure de gloire.

Un bon ennemi est très étudié par l’université.

Un bon ennemi s’appelle Yves Bonnefoy.

 

 

Commençons par l’origine, c’est plus sûr :

Les poètes ne sont pas différents des rock-stars.

Comme toutes les rock-stars, Bonnefoy était meilleur à ses débuts.

Surtout dans son premier album, Douve.

Ensuite il a perdu son âme

il a trahi ses fans,

il a oublié d’où il venait.

C’est le coup classique.

 

Douve qui était son premier recueil

est meilleur que tout ce qu’il a fait par la suite.

C’est terrible, mais c’est ainsi.

Pour le jeune homme ou la jeune femme

qui commencerait à lire la poésie d’Yves Bonnefoy

et qui ne connaîtrait rien à Yves Bonnefoy

à ce que Yves Bonnefoy a voulu faire

à la recherche ontologique dans la poésie d’Yves Bonnefoy,

Douve

(son mouvement, son immobilité) 

est un très honnête abrégé de poésie romantico-surréaliste

plein de fureur et de drame

et de symboles plus gros que le poing

dans lequel la sainte trinité romantique

NUIT-MORT-SANG

a bonne place,

entourée de ses habituels séides

LES ÉTOILES

LE FEU

L’ÂME

L’OMBRE

LE SOUFFLE

L’OBSCUR ESPOIR.

 

Il y a une violence tragique.

Certains vers sont purs.

Le recueil Douve est sombre – éculé mais sombre honnêtement

et toujours bon pour les jeunes hommes et les jeunes femmes. 

Les jeunes hommes et les jeunes femmes peuvent s’alimenter dans Douve.

Eau et viande.

Et cette alimentation leur permettra peut-être de grandir.

Pourquoi pas.

 

Le problème est que la poésie de Bonnefoy n’est pas romantico-surréaliste.

C’est Bonnefoy qui le dit.

Le problème est que le jeune homme et la jeune femme se trompent.

Ils lisent mal.

Ils lisent Bonnefoy à côté de la plaque Bonnefoy.

Ils ne saisissent pas que la poésie de Bonnefoy

est une poésie de l’être, de la recherche de l’être dans le monde,

que la poésie de Bonnefoy est une lutte contre le concept

qui cache la mort, une lutte

pour découvrir la mort qui est dans la vie, 

que pour Bonnefoy

la vérité de la poésie

est d’être une guerre contre l’image

contre le monde s’il n’est que l’image du monde

et un combat pour la présence

qu’on peut appeler également

si on veut

si on y tient

le réel.

 

Et c’est très bien la recherche de l’être.

Moi, Emile Puyg, je trouve ça très bien.  

L’être, c’est la vie. C’est sain.

Les poètes publiés dans la revue REALPOETIK

ne font la plupart du temps pas autre chose

(ne comptons pas les dissidents)

que de chercher cet être

qui est la vie qui est la santé.

 

Seulement moi, Emile Puyg,

fils de Marie-Espérance et Gaël Puyg,

travailleur social

et jardinier

de mon état,

je trouve que Bonnefoy

ne cherche pas n’importe quelle forme d’être,

mais une forme d’être épurée,

d’être-là-en-général,

et je crois aussi

que la méthode

qu’il emploie pour chercher l’être

dans sa poésie 

est mauvaise

et ne peut conduire

qu’à trouver de l’être spectral et diffus et privé

de vie.

C’est cette méthode qui a fait

d’un homme en guerre contre le concept

d’un homme qui voulait montrer la mort

un poète abstrait.

 

Elle consiste, cette méthode,

(on prend les mots

dans la bouche de Bonnefoy)

à privilégier le grand mot ordinaire,

désignatif des grandes réalités simples,

le vent,

l’arbre,

le froid,

la pierre,

à vouloir un grand réalisme

qui aggrave au lieu de résoudre,

qui désigne l’obscur,

qui est souci d’une haute

et impraticable clarté.

 

Elle consiste encore, cette méthode

(on prend les mots toujours

dans la bouche de Bonnefoy)

à penser que le mot brique

parle à l’esprit de la poésie

(notez bien que les mots parlent

à l’esprit de la poésie

chez Bonnefoy)

de façon moins évidente que pierre

car dans brique

on a le rappel

du procédé

de fabrication.

 

Voilà le nœud de l’erreur, ne le cherchez plus,

il est là :

les grandes réalités simples

telles que les manie Bonnefoy,

soustraient les hommes

et leur travail historique, trivial, quotidien, manufacturier, transformateur,

au réel.

Il ne faut pas dire brique

il faut dire

pierre

parce que dans brique

il y a la marque de l’homme et de la main de l’homme

alors que dans pierre

il n’y a rien que de l’être tout simple.

 

Ce n’est pas anodin si le grand réalisme d’Yves Bonnefoy

ne parle jamais de travail : il laisse cela, le travail,

aux petits réalistes,

aux réalistes mesquins

qui s’encombrent de l’homme

et des histoires des hommes,

sans que cela les empêche

me semble-t-il

de désigner également l’obscur

(l’obscur dans le monde et dans l’homme),

aux réalistes mesquins

qui savent bien

qu’un poète n’écrivant jamais le mot Quinté +

n’existe pas tout à fait

et qui ont une assez haute idée de la clarté

pour ne jamais

(je sors le grand jamais)

la déclarer impraticable.

 

Avant d’être un vieil homme doublé d’un vieux poète,

Yves Bonnefoy fut donc

un jeune homme

(qui l’eût cru !)

jeune homme hanté

par la mort dans la vie, par le ver

qui creuse le fruit,

jeune homme mu

par la haine du concept

(qui occulte et la mort et le ver)

par la détestation du classicisme

(qui réinvente le monde comme

perfection et éternité),

jeune homme

qui avait quelque chose à dire

mais a choisi le mauvais outil

pour le dire

et a troqué les grands concepts

pour les grandes images

et la stérilité de la grande philosophie

pour la stérilité du grand

réalisme poétique,

jeune homme qui

sans même s’en apercevoir

a vieilli suffisamment

pour devenir

Yves Bonnefoy.