Il est toujours utile d’avoir un bon ennemi.
Ce n’est pas le goût du paradoxe
(pas seulement)
qui poussait ma mère, Marie-Espérance Puyg, à dire :
« un bon ennemi sous le coude vaut mieux
qu’un mauvais ami dans le dos »
mais sa grande
sa très grande expérience
de la vie.
Ce qui tombe bien,
c’est que
REALPOETIK
a une technique pour distinguer
le bon du mauvais
ennemi :
un bon ennemi est encore vivant
(sinon ce serait trop facile)
mais pas trop
(sinon ce serait trop dur).
Un bon ennemi a écrit beaucoup de poésie.
Un bon ennemi est un poète reconnu.
Un bon ennemi ne peut pas se défendre
(il ignore qu’on l’attaque).
Un bon ennemi a eu son heure de gloire.
Un bon ennemi est très étudié par l’université.
Un bon ennemi s’appelle Yves Bonnefoy.
Commençons par l’origine, c’est plus sûr :
Les poètes ne sont pas différents des rock-stars.
Comme toutes les rock-stars, Bonnefoy était meilleur à ses débuts.
Surtout dans son premier album, Douve.
Ensuite il a perdu son âme
il a trahi ses fans,
il a oublié d’où il venait.
C’est le coup classique.
Douve qui était son premier recueil
est meilleur que tout ce qu’il a fait par la suite.
C’est terrible, mais c’est ainsi.
Pour le jeune homme ou la jeune femme
qui commencerait à lire la poésie d’Yves Bonnefoy
et qui ne connaîtrait rien à Yves Bonnefoy
à ce que Yves Bonnefoy a voulu faire
à la recherche ontologique dans la poésie d’Yves Bonnefoy,
Douve
(son mouvement, son immobilité)
est un très honnête abrégé de poésie romantico-surréaliste
plein de fureur et de drame
et de symboles plus gros que le poing
dans lequel la sainte trinité romantique
NUIT-MORT-SANG
a bonne place,
entourée de ses habituels séides
LES ÉTOILES
LE FEU
L’ÂME
L’OMBRE
LE SOUFFLE
L’OBSCUR ESPOIR.
Il y a une violence tragique.
Certains vers sont purs.
Le recueil Douve est sombre – éculé mais sombre honnêtement
et toujours bon pour les jeunes hommes et les jeunes femmes.
Les jeunes hommes et les jeunes femmes peuvent s’alimenter dans Douve.
Eau et viande.
Et cette alimentation leur permettra peut-être de grandir.
Pourquoi pas.
Le problème est que la poésie de Bonnefoy n’est pas romantico-surréaliste.
C’est Bonnefoy qui le dit.
Le problème est que le jeune homme et la jeune femme se trompent.
Ils lisent mal.
Ils lisent Bonnefoy à côté de la plaque Bonnefoy.
Ils ne saisissent pas que la poésie de Bonnefoy
est une poésie de l’être, de la recherche de l’être dans le monde,
que la poésie de Bonnefoy est une lutte contre le concept
qui cache la mort, une lutte
pour découvrir la mort qui est dans la vie,
que pour Bonnefoy
la vérité de la poésie
est d’être une guerre contre l’image
contre le monde s’il n’est que l’image du monde
et un combat pour la présence
qu’on peut appeler également
si on veut
si on y tient
le réel.
Et c’est très bien la recherche de l’être.
Moi, Emile Puyg, je trouve ça très bien.
L’être, c’est la vie. C’est sain.
Les poètes publiés dans la revue REALPOETIK
ne font la plupart du temps pas autre chose
(ne comptons pas les dissidents)
que de chercher cet être
qui est la vie qui est la santé.
Seulement moi, Emile Puyg,
fils de Marie-Espérance et Gaël Puyg,
travailleur social
et jardinier
de mon état,
je trouve que Bonnefoy
ne cherche pas n’importe quelle forme d’être,
mais une forme d’être épurée,
d’être-là-en-général,
et je crois aussi
que la méthode
qu’il emploie pour chercher l’être
dans sa poésie
est mauvaise
et ne peut conduire
qu’à trouver de l’être spectral et diffus et privé
de vie.
C’est cette méthode qui a fait
d’un homme en guerre contre le concept
d’un homme qui voulait montrer la mort
un poète abstrait.
Elle consiste, cette méthode,
(on prend les mots
dans la bouche de Bonnefoy)
à privilégier le grand mot ordinaire,
désignatif des grandes réalités simples,
le vent,
l’arbre,
le froid,
la pierre,
à vouloir un grand réalisme
qui aggrave au lieu de résoudre,
qui désigne l’obscur,
qui est souci d’une haute
et impraticable clarté.
Elle consiste encore, cette méthode
(on prend les mots toujours
dans la bouche de Bonnefoy)
à penser que le mot brique
parle à l’esprit de la poésie
(notez bien que les mots parlent
à l’esprit de la poésie
chez Bonnefoy)
de façon moins évidente que pierre
car dans brique
on a le rappel
du procédé
de fabrication.
Voilà le nœud de l’erreur, ne le cherchez plus,
il est là :
les grandes réalités simples
telles que les manie Bonnefoy,
soustraient les hommes
et leur travail historique, trivial, quotidien, manufacturier, transformateur,
au réel.
Il ne faut pas dire brique
il faut dire
pierre
parce que dans brique
il y a la marque de l’homme et de la main de l’homme
alors que dans pierre
il n’y a rien que de l’être tout simple.
Ce n’est pas anodin si le grand réalisme d’Yves Bonnefoy
ne parle jamais de travail : il laisse cela, le travail,
aux petits réalistes,
aux réalistes mesquins
qui s’encombrent de l’homme
et des histoires des hommes,
sans que cela les empêche
me semble-t-il
de désigner également l’obscur
(l’obscur dans le monde et dans l’homme),
aux réalistes mesquins
qui savent bien
qu’un poète n’écrivant jamais le mot Quinté +
n’existe pas tout à fait
et qui ont une assez haute idée de la clarté
pour ne jamais
(je sors le grand jamais)
la déclarer impraticable.
Avant d’être un vieil homme doublé d’un vieux poète,
Yves Bonnefoy fut donc
un jeune homme
(qui l’eût cru !)
jeune homme hanté
par la mort dans la vie, par le ver
qui creuse le fruit,
jeune homme mu
par la haine du concept
(qui occulte et la mort et le ver)
par la détestation du classicisme
(qui réinvente le monde comme
perfection et éternité),
jeune homme
qui avait quelque chose à dire
mais a choisi le mauvais outil
pour le dire
et a troqué les grands concepts
pour les grandes images
et la stérilité de la grande philosophie
pour la stérilité du grand
réalisme poétique,
jeune homme qui
sans même s’en apercevoir
a vieilli suffisamment
pour devenir
Yves Bonnefoy.